Alors que Noël approche, le moins que l’on puisse dire, c’est que les éditeurs et HBO essaient de tirer une dernière fois sur la couverture de ce gros dragon aux œufs d’or nommé Game of Thrones. Des produits, d’une qualité éditoriale plus ou moins sérieuse, affluent sur les rayons des librairies, et parmi eux, un sort éminemment du lot, un « produit officiel », estampillé HBO grâce à son macaron sur la couverture : Le feu ne tue pas un dragon de James Hibberd.
Ce dernier connaît bien les plateaux de tournage de la « plus grande série du monde » comme il le dit dans un chapitre, puisqu’il les a arpentés pendant presque dix ans, depuis l’acquisition des droits d’adaptation en 2007 et le pilote qui a failli tout faire foirer jusqu’au panel de la Comic Con 2019 où les acteurs se confrontent une dernière fois à leur public sous la houlette de sa modération. Il faut dire que James Hibberd est journaliste et qu’il travaille pour Entertainment Weekly, un magazine dédié à tout ce qui touche la culture populaire (depuis la télévision jusqu’à Broadway en passant par la littérature) et qui aura plusieurs fois la faveur de HBO en termes d’exclusivités à propos de Game of Thrones. Alors qu’en est-il de cette histoire qu’il a à nous raconter ? (*)
Disclaimer: la critique de cet ouvrage qui couvre jusqu’à la saison 8, spoile évidemment des moments clefs de toutes les saisons. Si vous avez gardé votre esprit vierge de tout ce que la série raconte de postérieur au cinquième tome de la saga papier, quittez tout de suite cet article !
↑Eclosion et mort du dragon
Tout d’abord, l’ouvrage présenté est donc dans la plus parfaite continuité de ce dernier exemple à la Comic Con : Hibberd n’y est qu’un modérateur admiratif de tous les efforts fournis par la production et qui donne la parole à ceux qui ont fait la série dans un récit adoubé par la production. Et plus précisément, il faut s’attendre ici à lire les interventions des producteurs, showrunners, réalisateurs et acteurs. Pour ceux qui auraient souhaité en savoir un peu plus sur le côté « technique », à savoir lire quelque chose au sujet des choix de la direction artistique, des costumes et des décors (Deborah Riley, la cheffe des décors a droit à deux prises de parole) ou encore avoir un aperçu du travail de Ramin Djawadi sur la musique, il faudra davantage se tourner vers d’autres ouvrages ou les bonus des différentes saisons en DVD. Notons tout de même que les chapitres consacrés aux batailles rentrent un peu plus dans les aspects techniques et les choix de réalisation opérés par les équipes productrices.
Toutefois, Hibberd a le mérite de condenser ici dix ans de production en un peu plus de 500 pages avec une fluidité qui n’ennuiera jamais son lecteur. Il couvre la période sans se vouloir exhaustif, depuis le travail de George R. R. Martin à la télévision dans les années 80 jusqu’à la validation de la série préquelle House of the Dragon par HBO cette année. Loin d’être un assemblage d’interviews les unes à la suite des autres, Hibberd se propose de les condenser et de les intégrer pour former une suite solide et intelligible à la lecture. Le récit de cette aventure télévisuelle se séquence en trente-trois chapitres agencés chronologiquement autour des grands moments de la série que ce soit devant les caméras (les Noces Pourpres et chacune des batailles ont droit à un chapitre entier) ou en off (quand il s’agit de montrer tout l’attirail antispoiler déployé par HBO pour protéger son bébé au cours des saisons 6 à 8), le tout sans jamais se perdre dans les méandres d’un aparté qui ne servirait pas son propos principal. La place est principalement faite pour l’émotion, et on verra plus souvent tout ce petit monde exprimer son attachement à la série plus que faire marche arrière pour analyser les situations. Autant dire que, si la série a laissé un grand vide derrière vous, vous plongerez avec délice dans le bain parfumé du texte de James Hibberd.
Mais assez parlé de la coquille, que contient donc cet œuf que le feu ne tue pas ?
↑Cauchemar en cuisine ?
Si vous n’avez jamais mis le nez dans la cuisine hollywoodienne et que vous ne connaissez rien à la manière dont on produit des séries, il y a fort à parier que le récit de James Hibberd qui couvre la création du pilote jusqu’à la saison 2 vous donnera une bonne idée de la manière dont on conçoit le divertissement de l’autre côté de l’Atlantique. Entre les anecdotes de casting et le processus de création, il y a de quoi faire. Le storytelling autour de l’amateurisme des débuts pourra aussi bien faire sourire que lever un sourcil, notamment quand les producteurs choisissent de tourner en Irlande du Nord sans prendre en compte les paramètres météorologiques, par exemple. On peut saluer la manière dont ils ont retourné la situation à leur profit en écrivant des scènes de joutes verbales (et sans doute un peu verbeuses) pour remplir des épisodes devenus trop courts par la force des éléments, tout en se demandant s’il était bien nécessaire de le faire en passant par la case sexposition. Ainsi, les dialogues de couloir deviennent la marque de fabrique de la série pour le meilleur (le dialogue entre Cersei et Robert en saison 1) comme pour le pire (le monologue au bordel de Littlefinger dans cette même saison). C’est d’ailleurs cette curieuse oscillation entre ces deux extrêmes qui caractérise le mieux cette série, que ce soit l’histoire portée à l’écran ou celle vécue par l’équipe de production.
Difficile donc de ne pas être un peu affligé quand on s’aperçoit également de la manière dont fonctionne la machine avant l’affaire Weinstein. La place de la femme dans tout cet univers éminemment patriarcal a de quoi faire lever les yeux au ciel, même si Hibberd, comme l’équipe de production, essaie de rendre ça « cool ». En résultent des moments de lecture parfois gênants et si l’on doit citer un exemple qui peut sembler criant, la question de la nudité abordée par les acteurs est fait de telle sorte que l’on minimise le propos d’Emilia Clarke (Daenerys) qui est très gênée par des anecdotes de « chaussettes sur la bite » de Jason Momoa (Drogo), comme si le second témoignage effaçait par sa « coolitude » ce que dit Clarke de ce type de scènes où elle doit parfois se battre verbalement pour garder le drap sur sa poitrine, ou encore quand l’actrice Esmé Bianco (Ros) raconte le voyeurisme sur le tournage.
↑Feu des critiques VS balistes d’excuses
De la même manière, l’ouvrage présente des anecdotes de manière rétroactive dans des interviews, majoritairement postérieures au dernier épisode, mais intégrées dans le récit qui commence en 2007. Ce décalage oblige le lecteur à toujours remettre la citation dans son contexte, et le terrain devient glissant quand on commence à s’approcher du cas « Daenerys » et de son comportement dans la saison 8.
Ainsi, on a une justification systématique qui se met en place en ce qui concerne cette storyline, en essayant de caser le maximum de fois dans le récit des saisons 1 à 7 ce qu’elle a pu faire de cruel pour justifier son revirement de la saison 8. Le bouquin est donc un espèce d’argumentaire défensif des showrunners sur ce point-là, mais ce n’est pas le seul. Chaque fois qu’un point a fait l’objet d’une critique de la part des spectateurs comme des journalistes, il a droit à son chapitre qui vire souvent à la séquence de justification, comme c’est le cas pour le viol de Sansa Stark par Ramsay Snow en saison 5 ou la gestion de la temporalité en saison 7 par exemple.
Le livre rappelle en outre un peu constamment que, de toutes façons, même s’il y a des reproches adressés à la série, elle reste la plus grande de tous les temps. Le feu des critiques ne peut donc pas tuer le dragon de HBO. C’est un peu dans ce sens que va le dernier chapitre, qui évoque une réconciliation des fans avec l’équipe lors de la Comic Con, le panel s’ouvrant avec des huées pour se terminer par des applaudissements…
↑Combler les (marcheurs ?) blancs
… seulement c’est oublier un peu vite que David Benioff et Dan Weiss, qui devaient participer à ce panel à l’origine, ont choisi de finalement l’éviter. Le livre est aussi fait de trous laissés un peu béants, notamment en ce qui concerne le droit de réponse de certains protagonistes.
Il aurait été intéressant de pouvoir entendre Jennifer Ehle (Catelyn) ou Tamzin Merchant (Daenerys) à propos de leur rôle dans le pilote, ou encore d’avoir ne serait-ce qu’un extrait de Stephen Dillane (Stannis), qui est sacrément torpillé et ne doit être défendu que par Liam Cunningham (comme quoi Davos un jour, Davos toujours). De même, plutôt que de lire une énième fois quelqu’un dire que « Les Noces pourpres c’était horrible avec tout ce sang », n’aurait-on pas pu parler de ce choix du réalisateur David Nutter qui fait sortir la lumière de la salle quand les Frey emportent les chandeliers au fur et à mesure de la scène ? D’autant que, fluidité oblige, Hibberd replace chaque tournage dans son contexte et donc paraphrase pendant au moins cinq pages par chapitre les événements de la série, ce qui est évidemment nécessaire pour créer un fil conducteur à son ouvrage, mais amène aussi à se demander si, en dépit du travail abattu pour mettre en prose cette aventure, un média documentaire n’aurait pas été plus pertinent, les images permettant de placer directement le contexte d’une scène sans passer par de longues descriptions.
Le livre n’est pas pour autant dénué de photographies, et on a droit à un panaché d’images sorties, soit de la promotion en tant que photos d’épisodes, soit de photos « making of », sans doute sorties du livre consacré aux photos de tournage d’Helen Sloan. Sans être complètement inutiles, elles sont sans doute trop peu nombreuses pour véritablement étayer le propos de l’ouvrage, mais permettront à certains de se replonger avec nostalgie dans l’ambiance visuelle de Game of Thrones.
↑Et les spoilers de la saga papier alors ?
Eh bien, nous n’apprendrons pas grand-chose de plus que ce qui a déjà été dévoilé dans les semaines qui ont suivi la promotion du livre. Si les premiers chapitres donnent davantage la parole à George R. R. Martin en ce qui concerne le processus d’adaptation, celui-ci se faisant plus absent sur les saisons dépassant la saga papier, il n’y pas de grandes révélations en perspective. Peut-être aura-t-on en os à ronger le fait que le Roi de la Nuit soit une invention de Benioff et Weiss, et que Martin nous épargnera ce personnage dans les livres, mais on pouvait déjà s’en douter… De même, les interventions autour de Lady Cœurdepierre laissent entrevoir que Martin a un plan pour elle dans le livre, mais, une fois de plus, cela ressemble à une porte ouverte qui serait enfoncée. Une des rares révélations qui n’avait pas été dévoilée jusqu’ici par la promotion de la série reste l’invention de la zombification du dragon Viserion en saison 7 comme un outil pour permettre à l’armée des morts de franchir le Mur plus vite. Cela confirme donc les signes que certains avaient voulu voir dans le post de Martin sur son blog lors de la sortie de l’épisode, lorsque ce dernier avait publié un extrait de Feu et Sang concernant les dragons et le Mur. Mais pour le reste, eh bien keep reading, comme dirait l’autre !
En conclusion, le livre de James Hibberd n’est pas inintéressant et plutôt bien fait, il se lit vite et sera un bon compagnon de voyage pour ceux qui se lancent dans le documentaire The Last Watch sorti après l’ultime épisode. Il permettra à ceux qui aiment la saga de tout leur cœur de l’aimer davantage puisqu’ils s’identifieront rapidement à Hibberd, immense fan de la série. Mais il ne fera qu’énerver davantage les fans qui avaient été agacés par la série (ou réactivera ce sentiment vite enfoui après la diffusion de la saison 8). Reste à savoir qui franchira le pas des 25 euros pour ce livre, car même si le travail du journaliste en vaut la peine, cela reste plutôt coûteux.
Enfin sachez qu’afin de discuter plus avant du contenu de l’ouvrage, la Garde de Nuit proposera très bientôt un podcast de discussions entre les différents chroniqueurs, afin de décortiquer le fond de l’ouvrage (à savoir non pas le travail de James Hibberd mais ce que contiennent les interviews).
Mise à jour : le podcast est désormais disponible !
Le Feu ne tue pas un Dragon, James Hibberd, éditions Pygmalion. Nombre de pages : 512. Paru le 4 novembre 2020. Format : 145 x 221 mm. Broché. 24,90 €
(*) Le livre a été transmis à la Garde de Nuit pour revue. Cette transmission n’a fait l’objet d’aucune transaction financière. L’avis publié ici, résultat de la concertation de trois chroniqueurs (Crys, Nymphadora, Babar des Bois), est émis en toute indépendance.