Le cycle de Dune de Frank Hebert est considéré aujourd’hui comme un classique de la SF. Et alors que l’actualité culturelle du moment met en avant ce cycle de Dune (le film événement qui devrait proposer une nouvelle adaptation de la saga culte de SF – dont la date de sortie a finalement été décalée en raison de la pandémie de Covid 19 – ayant été l’occasion pour les éditeurs francophones de proposer des essais consacrés à la saga, et des rééditions de l’oeuvre), la Garde de Nuit vous propose de se pencher sur les parallèles littéraires qui peuvent exister entre Dune et le Trône de Fer.
Pour cela, deux auteurs sont invités sur le site pour une interview croisée exclusive. Nous avons le plaisir de recevoir les plumes (de corbeaux) de Nicolas Allard, professeur agrégé de lettres modernes et auteur des essais L’univers impitoyable de Game of Thrones et Dune, un chef d’œuvre de la science-fiction, et Thierry Soulard (aka DNDM pour les intimes du site), auteur de l’essai Les Mystères du Trône de Fer – Les Mots sont du vent. Tous deux sont également rédacteurs pour le Dune, le Mook (L’Atalante, Leha, Lloyd Chery), Thierry signant notamment un article où il propose une analyse croisée des deux œuvres. Ils nous font aujourd’hui l’amitié d’analyser avec nous les parallèles et inspirations communes qui peuvent exister entre Dune et le Trône de Fer. Merci à eux !
↑Questions d’ordre général
- Itinéraires de lecteurs : avez-vous lu Dune avant Le Trône de Fer ou l’inverse ? Et quel serait votre tome ou passage préféré ? Pourquoi ?
Thierry Soulard : J’ai lu pour la première fois Dune (et les autres romans du cycle de Frank Herbert) autour de l’an 2000, pendant mon adolescence. Mon passage préféré est sans conteste le début de la fuite de Paul Atréides et de sa mère dans le désert. C’est là que le livre commence vraiment, qu’on découvre à hauteur de personnage cette planète si hostile et si fascinante, ainsi que les Fremens.
J’ai entamé le Trône de Fer bien plus tard, en 2011, après avoir visionné la première saison de Game of Thrones. Dune avait été une lecture fascinante pour le jeune lecteur que j’étais à l’époque, mais un brin brouillonne. Vingt ans plus tard, avant d’entamer une relecture, j’en gardais des souvenirs un peu flous, avec surtout certaines scènes ou répliques marquantes (la découverte du désert, la litanie contre la peur…). J’ai un rapport très différent au Trône de Fer, découvert quand j’étais adulte, et qui a eu immédiatement beaucoup plus d’impact sur moi à tous les niveaux : personnages, intrigues, sous-texte, univers… Le Trône de Fer est beaucoup plus net dans mon esprit que Dune, à tous les niveaux, et je pense le restera au fil du temps.
Nicolas Allard : À la différence de Thierry, j’ai d’abord lu plusieurs fois Le Trône de Fer avant de découvrir Dune. Ce sont deux œuvres que j’apprécie beaucoup. C’est ce qui m’a d’ailleurs amené à vouloir écrire un essai sur chacune d’entre elles (L’univers impitoyable de Game of Thrones, éditions Armand Colin, 2018 ; Dune, un chef-d’œuvre de la science-fiction, éditions Dunod, 2020). Le premier tome de Dune me semble supérieur à tous les autres, bien que la suite du cycle ne soit pas dénuée d’intérêt. Mon passage préféré est le même que Thierry : la fuite dans le désert de Paul et Jessica lance vraiment l’aventure sur Arrakis. J’ai également une vraie affection pour l’épisode du banquet, situé au début de l’œuvre. Frank Herbert l’a écrit avec beaucoup de subtilité. C’est un passage très politique. Concernant Le Trône de Fer, j’aime vraiment tous les tomes actuellement publiés. Aucun d’entre eux ne m’a déçu, même s’il me semble que la multiplication des intrigues à mesure que l’on avance dans l’histoire n’est peut-être pas la meilleure idée de George R. R. Martin.
- Vous avez chacun écrit sur Dune et sur Le Trône de Fer. Qu’est-ce qui, à vos yeux, explique que les deux œuvres soient à tel point majeures qu’elles appellent à des essais et travaux tels que les vôtres ?
Nicolas Allard : Il s’agit de deux œuvres d’une grande complexité. Leur succès mondial et intergénérationnel ne doit surtout pas nous le faire oublier : ce ne sont pas uniquement des œuvres divertissantes. Le Trône de Fer comme Dune ont de très nombreux angles d’approche. Les deux sagas ont en commun une richesse thématique extrêmement appréciable. Ce sont des « œuvres ouvertes » selon la terminologie du grand écrivain italien Umberto Eco, c’est-à-dire des œuvres dans lesquelles il est possible de formuler de multiples interprétations qui ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres. Elles font appel à un lecteur actif. Je pense que ce sont également de grands récits d’aventure qui, en tant que tels, nous invitent à nous intéresser aux œuvres dont ils sont les héritiers, mais aussi aux œuvres qu’ils ont pu ensuite inspirer. Comment ne pas parler de Tolkien quand on étudie Le Trône de Fer ? Comment ne pas penser à Star Wars quand on lit Dune ? Les deux œuvres ont des inspirations littéraires communes, comme les Voyages extraordinaires de Jules Verne. Étudier ces filiations et ces ramifications est passionnant. Je pense également que ce sont des œuvres qui suscitent l’intérêt parce que leurs personnages sont complexes et confrontés à des enjeux qui, bien que fictifs, ont une vraie résonance avec notre réalité.
Thierry Soulard : Dune, c’est une œuvre-clé des littératures de l’imaginaire des années 60 (disons 1960-1980). D’un point de vue littéraire, c’est une œuvre-univers, qui plonge son lecteur dans un monde d’imagination aussi cohérent que fascinant. Mais, à travers ce monde, Frank Herbert nous parle du nôtre, ou plutôt du nôtre dans les années 60, et traite de thèmes d’actualité (écologie, géopolitique, philosophie…). C’est enfin une œuvre qui a eu un grand impact sur son lectorat. Tout cela permet, pour les universitaires et autres chercheurs professionnels, semi-professionnels ou amateurs, d’avoir de nombreux angles d’approches.
De même, le Trône de Fer a eu un succès mondial, et permet de très nombreuses approches : innovations et jeux littéraires, inspirations historiques, sous-texte philosophique, résonances avec l’actualité ou avec des questions d’actualité… Ces deux mégas-romans, qui sont en fait l’équivalent de 8 à 15 romans différents, amènent des innovations littéraires, abordent plusieurs thèmes très différents, résonnent donc auprès des lecteurs pour différentes raisons, et créent au final des réactions très variées. Tout cela permet une multiplicité d’approches, pour qui souhaite approfondir soit ce que les auteurs ont créé, soit la façon dont cela a été ensuite digéré par le lectorat.
- S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir, quelle est pour vous LA thématique qui rapproche les deux œuvres ?
Thierry Soulard : La destruction de la figure du héros de fantasy classique. Dans ces deux œuvres, les héros de fantasy sont mis à l’épreuve d’une certaine forme de réalité qui les oblige à faire des choix parfois très durs. Ce sont deux œuvres qui ne proposent pas de solutions, mais qui posent des questions dures et complexes, des questions de philosophie politique, aux réponses souvent insolubles… sauf dans un monde de conte de fées. Au final, ces œuvres cassent le moule de la fantasy pour enfants, font passer leurs lectorats dans une certaine forme de réalité transfigurée, où les héros, malgré toute leur bonne volonté, ne peuvent rester parfaits et héroïques tout le temps.
Nicolas Allard : Je partage totalement l’avis de Thierry concernant la question de l’héroïsme. Elle me semble tellement importante que j’y ai d’ailleurs consacré un chapitre entier de mon nouvel essai ( Un héros pas comme les autres). On pourrait associer à cette thématique commune celle de la politique, qui lui est intimement liée. Je pense que la grande force de Dune et du Trône de fer est leur capacité à échapper au manichéisme. La subtilité réservée au traitement des familles Atréides et Stark le montre bien. Spontanément, le lecteur est invité à s’attacher à ces deux lignées, d’autant plus que celles-ci sont frappées par des malheurs que l’on peut considérer comme injustes. Pour autant, en montrant les failles de chacun de ses membres, Frank Herbert et George R. R. Martin nous mettent en garde contre tout relâchement intellectuel. Les deux écrivains considèrent dangereux le fait de se fier à un héros sans réfléchir à ses intentions profondes. J’aime d’ailleurs beaucoup cette phrase prononcée dans Dune par le père de Liet Kynes, le planétologiste impérial lui-même père de Chani : « Ton peuple ne pourrait connaître plus terrible désastre que de tomber aux mains d’un Héros. »
- Quelle est au contraire la plus grande différence entre les deux œuvres ?
Thierry Soulard : Pour moi, George R. R. Martin va bien plus loin que Frank Herbert au niveau littéraire, à la fois sur le fond et sur la forme. Frank Herbert inventait un monde d’imagination très politique, et c’était déjà une très belle réussite. George R. R. Martin fait également cela. Mais il ajoute à cet aspect un projet littéraire plus profond, à la fois parce qu’il référence et tente de transcender ou de réinventer bon nombre de schémas classiques littéraires, et parce que son monde imaginaire est surtout un « monde de mots », utilisant énormément les ressorts de la polysémie, ce qui lui permet de mettre en place bon nombre de jeux de mots qui sont au final totalement nécessaires à ses intrigues.
Nicolas Allard : Je comprends très bien le point de vue de Thierry, que je ne partage pas cette fois-ci. Frank Herbert était très soucieux de la forme de son texte. Il a d’ailleurs écrit plusieurs passages de Dune de manière versifiée, avant de les réécrire en prose. Pour composer son roman, il a lu plus de 200 livres appartenant à des domaines très différents (philosophie, littérature, psychologie, politique, écologie…). Depuis son enfance, Herbert était un grand lecteur d’œuvres littéraires, dont certaines étaient loin d’être massivement lues aux États-Unis (on sait qu’il lisait Maupassant, Proust…). Herbert ne négligeait pas la forme de ses textes et il entendait d’ailleurs montrer que la science-fiction n’était pas uniquement une affaire de contenu. Je pense pour ma part que la différence majeure entre les deux œuvres n’est pas d’ordre formel, mais générique. Bien que proche de la fantasy, Dune reste fondamentalement une œuvre de science-fiction, ce qui n’est absolument pas le cas du Trône de Fer.
↑Processus d’écriture
- Dune par Frank Herbert a 6 tomes, et les critiques s’accordent souvent à dire que ça s’essouffle (et on ne parle même pas des opus écrits après sa mort). Le Trône de Fer a 5 tomes, et la suite se fait attendre. Qu’est-ce que cela vous inspire sur la difficulté des auteurs à continuer une œuvre, voire à écrire une fin à des sagas aussi amples ?
Thierry Soulard : Dune était tout d’abord pensée pour être une trilogie, tout comme le Trône de Fer. Puis Frank Herbert a continué l’histoire, et il est finalement mort sans réussir à terminer lui-même ce qu’il avait lancé. George R. R. Martin a annoncé trois tomes, puis cinq, puis sept… Et il repousse sans cesse la publication du nouveau tome, qu’il semble parfois, si l’on en croit ses notes de blog, réécrire sans fin. Ces œuvres brassent tellement de thèmes et de personnages qu’il en devient très difficile de tout boucler de façon satisfaisante. Et leur succès, alors même que l’œuvre est loin d’être terminée, a aussi son revers : cela crée, pour l’auteur, une pression monstrueuse.
Et puis… Sur le fond, peut-être qu’il est de toute façon vain de chercher une fin idéale dans ce genre de monde qui se veut réaliste. Sur la forme, peut-être que ces univers-monde sont tellement vastes qu’ils ne peuvent que déborder sans cesse des pages où l’auteur essaye de les confiner. Peut-être que le vrai personnage principal que l’on suit dans ces œuvres, c’est l’univers, et qu’on ne peut donner fin à ces histoires, celui-ci étant en expansion permanente.
Nicolas Allard : Les deux projets ne sont pas tout à fait équivalents. Le tome 1 de Dune peut se suffire à lui-même, et d’ailleurs plusieurs lecteurs préfèrent considérer que l’histoire de Paul s’achève à la fin de ce premier récit. Les raisons ayant motivé Herbert à écrire d’autres tomes ne sont pas toujours d’ordre littéraire, et je trouve que cela se ressent dans la qualité de certains d’entre eux. Le Trône de Fer est davantage pensé comme une saga romanesque de grande ampleur. On le voit au fait qu’il n’y ait pas d’ellipses temporelles majeures entre les tomes, ce qui est en revanche le cas dans le cycle de Dune. Poursuivre l’intrigue se justifie davantage dans Le Trône de Fer, car le sort des principaux personnages n’a pas encore été résolu. Comme je le disais précédemment, je crois toutefois que George R. R. Martin a complexifié sa tâche en multipliant – d’après moi à l’excès – le nombre d’intrigues et de personnages. Il me semble que ces deux sagas sont la démonstration du fait qu’un auteur devrait toujours avoir en tête la fin de son récit, même de manière minimale. Dans le cas contraire, comme le dit bien Thierry, le risque est de se laisser dominer par l’univers créé. Mais aussi de voir l’intrigue devenir moins satisfaisante. Le mieux est l’ennemi du bien. L’exhaustivité peut être souhaitée par les fans, mais elle n’est pas nécessairement la meilleure décision d’un point de vue qualitatif. Combien de fans de Star Wars rêvaient de revoir Luke Skywalker à l’écran ? Et combien sont-ils maintenant à considérer que les nouveaux films produits par Disney n’auraient jamais dû être réalisés ?
- Y a-t-il des similitudes purement littéraires, dans les styles des auteurs? GRRM utilise, il semble, beaucoup plus le symbole, la polysémie, tandis qu’Herbert semble à la fois plus complexe dans son mode d’expression et plus direct dans ses idées ?
Nicolas Allard : Il y a effectivement des similitudes dans le fait de nous donner accès aux pensées des personnages. George R. R. Martin radicalise un procédé qui est déjà très présent chez Herbert. La polysémie de Martin a été remarquablement analysée par Thierry dans son beau livre (Les Mystère du Trône de fer : les mots sont du vent, éditions Pygmalion, 2019). Frank Herbert s’appuie sur un vocabulaire souvent assez technique. Il aime notamment beaucoup s’inspirer de la langue arabe pour rendre compte de l’univers qu’il a créé. Il a une vision très poétique de la littérature romanesque, et ses premiers lecteurs y ont d’ailleurs été très sensibles. Herbert apprécie les néologismes, au point d’ailleurs que l’on trouve à la fin du premier tome de Dune un « lexique de l’Imperium » extrêmement riche.
Thierry Soulard : Dune est l’une des œuvres qui popularise une narration extérieure, mais du point de vue des personnages, faisant plonger le lecteur dans leur esprit en marquant leurs pensées en italique. Pour bon nombre de lecteurs aujourd’hui, cela semble être une convention de lecture évidente, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Herbert a largement contribué à populariser ce type d’écriture chez les écrivains anglo-saxons. Mais, chez lui, le point de vue peut sauter d’un personnage à l’autre au sein d’un même chapitre ; George R. R. Martin réutilise cette technique de narration dans Le Trône de Fer, mais chez lui chaque chapitre est raconté d’un unique point de vue. A ce niveau, on peut dire que George R. R. Martin reprend un des héritages de Frank Herbert.
Pour rentrer plus en détail dans les questions de style littéraire, il faudrait par contre quelqu’un de plus spécialiste que moi sur Herbert : j’ai lu et relu George R. R. Martin en anglais, mais je n’ai lu Herbert qu’en français. Mais oui, George R. R. Martin a, me semble-t-il, une utilisation de la polysémie et des symboles (à plusieurs niveaux) qui amène une profondeur à son œuvre, une expérience de lecture à plusieurs niveaux, qui est, il me semble, absente de chez Herbert.
- Herbert semble utiliser des « planètes univers » (souvent un cliché de la SF où chaque planète est spécialisée : agriculture, industrie, loisirs, bureaucratie) quand Martin a juste des lieux différents sur une même planète. De même, Dune ne semble pas avoir autant d’ethnies humaines que Le Trône de Fer. Le Trône de Fer est-il donc plus varié sur un temps et un espace bien plus réduits ? Est-ce à vos yeux la marque d’une œuvre plus récente ?
Thierry Soulard : On pourrait reprocher à George R. R. Martin d’avoir des « familles spécialisées » : les Lannister et leurs mines d’or, les Tyrell et leur agriculture, les Greyjoy maîtres des océans… C’est plus complexe que cela, bien évidemment, mais un roman a néanmoins besoin de personnages et de lieux clairement différents et identifiés comme tels dans l’esprit du lecteur. Au final, la science-fiction d’Herbert n’est souvent qu’une fantasy déguisée : on s’y bat principalement à l’arme blanche, il y a des visions prophétiques et des gros monstres à écailles… Et il n’y a pas grande différence entre des planètes entre lesquelles on voyage en quelques semaines par vaisseau spatial et des continents entre lesquels on voyage en quelques semaines par bateau. La différence d’échelle entre les deux mondes n’a ici je pense pas grande importance : c’est plus la capacité de l’auteur et de son lecteur à assimiler des informations, à identifier des personnages et des lieux, qui compte.
Nicolas Allard : Je partage l’avis de Thierry. Je ne pense pas qu’il y ait de grandes différences entre Dune et Le Trône de Fer sur ce point-là. Il y a d’ailleurs plusieurs ethnies humaines différentes si l’on prend en considération l’ensemble du cycle de Dune. La modernité des deux sagas me semble résider dans leur capacité à ne pas faire de surenchère. On diversifie les types humains plutôt que l’on ne multiplie les monstres ou les aliens. Sur la question du voyage, on peut simplement faire remarquer que se déplacer d’une planète à l’autre reste une action complexe dans Dune, bien plus que dans Star Wars où une quantité très élevée de personnages sait piloter un vaisseau spatial.
- Les personnages de Dune discutent très frontalement de philosophie, religion, politique, société, mysticisme, etc. (en premier lieu l’empereur Leto II mais pas seulement). Est-ce qu’on peut dire qu’ASOIAF tente davantage d’inviter le lecteur à y réfléchir au travers des actions des personnages ?
Nicolas Allard : Dune est d’après moi une œuvre plus explicitement philosophique que ne l’est Le Trône de Fer, même si l’on trouve dans cette dernière de très belles réflexions philosophiques. Les philosophes Marianne Chaillan et Sam Azulys ont chacun consacré un essai aux rapports entre la série Game of Thrones et leur discipline de prédilection. J’ai moi-même montré dans mon livre L’univers impitoyable de Game of Thrones à quel point l’œuvre de George R. R. Martin entretenait des liens forts avec la pensée de philosophes comme Nicolas Machiavel [NDLR : à ce sujet, vous pouvez également vous référer à l’article suivant qui analyse la politique de Tywin Lannister à l’aune des écrits de Machiavel] ou Vladimir Jankélévitch. On peut rappeler la semaine spéciale Game of Thrones que l’émission « Les Chemins de la philosophie » (France Culture) avait consacrée à la série en 2019 (toujours disponible en podcast) ou encore l’émission de Kevin Elarbi « Making of Thrones » dans laquelle des membres de La Garde de Nuit avaient échangé avec des journalistes de « Philosophie Magazine », toujours en 2019. Pour synthétiser, on peut rappeler que Frank Herbert est un grand lecteur d’ouvrages philosophiques et psychologiques. Il entendait en rendre compte explicitement dans Dune. C’est moins le cas de George R. R. Martin, bien qu’il y ait dans ses romans de très beaux passages sur des questions philosophiques actuelles, comme la fin de vie (je pense notamment aux réflexions de Catelyn Stark au moment de la déchéance puis de la mort de son père, Hoster Tully). Il est possible que Dune cherche à être plus dogmatique que Le Trône de Fer, notamment parce que Frank Herbert entendait adresser des messages forts à ses lecteurs sur des thématiques comme l’écologie ou la politique. Cela rejoindrait l’opposition que le grand théoricien littéraire Tzvetan Todorov établissait dans La littérature en péril (2007) entre philosophie et littérature : d’après lui, la première chercherait à imposer ses thèses au lecteur, tandis que la seconde aurait pour intention d’exercer son esprit critique. Je pense que là est une des différences entre Dune et Le Trône de Fer.
Thierry Soulard : Il y a des discussions philosophiques très directes dans le Trône de Fer aussi : l’énigme de Varys sur la nature du pouvoir, Tywin Lannister qui dit à Tyrion « Explique-moi donc en quoi il est plus noble de tuer dix mille hommes au combat qu’une douzaine à table »… Mais oui, souvent George R. R. Martin va aborder ces questions de façon plus subtile, en mettant les personnages face à des choix difficiles plutôt qu’en assénant des maximes philosophiques. Mais à ce niveau-là, Frank Herbert a une utilisation de ces questions philosophico-religieuses bien plus en phase avec la science-fiction qu’avec la fantasy, et qui fait notamment appel à fond au sense of wonder, ce vertige que seule la science-fiction arrive à créer en nous révélant l’immensité de l’univers. En l’occurrence, dans Dune, cela se traduit notamment par les entités comme la sororité Bene Gesserit, capable de mettre en place des plans reposant sur des milliers d’années d’évolution et d’utiliser la religion et la philosophie pour implanter des concepts sur de lointaines planètes. Le Trône de Fer est un monde qui illustre des questionnements philosophiques. Dune est un monde dans lequel la philosophie devient parfois une arme psychologique, dans laquelle elle est utilisée consciemment pour influencer des populations entières sur des périodes de temps vertigineuses. C’est d’ailleurs une des choses qui m’avait totalement fasciné lors de ma première lecture de Dune.
- Herbert explore, dans la suite de Dune, la figure du anti-héros, chose qui n’était pas la plus courante à l’époque. Chez Martin, la figure du héros est intriquée avec celle de l’anti-héros : y-a-t-il eu là un legs d’Herbert à la littérature de l’imaginaire repris par Martin (littérature de l’imaginaire américaine en particulier, alors que l’époque d’Herbert, et celle dans laquelle GRRM a baigné durant son enfance, est celle de la construction des super-héros de comics) ?
Nicolas Allard : Je pense que l’on peut effectivement dire qu’il y a eu un legs d’Herbert à la littérature de l’imaginaire. La remise en cause du héros était de plus en plus courante dans les œuvres écrites après la Seconde Guerre mondiale, mais c’était encore plus vrai dans le monde européen et surtout dans des textes de type réaliste. L’Étranger de Camus en serait un bon exemple. Étant donné le succès critique puis commercial que Dune a rencontré au cours des années 70, il est incontestable que cela a entraîné une évolution dans la représentation de la figure du héros dans le monde culturel américain. Les super-héros seront d’ailleurs de plus en plus présentés comme des êtres torturés dans les comic books.
Thierry Soulard : Comme dit plus haut, les deux oeuvres s’attaquent à la figure du héros sans peur et (surtout) sans reproches, en tentant d’humaniser cette figure trop idéale. Ce sont des oeuvres qui cherchent à faire grandir la littérature de l’imaginaire, en n’hésitant pas à mettre en scène des personnages qui ne sont pas forcément des modèles.
↑Influences et parallèles
- GRRM a-t-il déjà revendiqué Dune comme inspiration pour Le Trône de Fer ?
Nicolas Allard : À ma connaissance, George R. R. Martin n’a jamais revendiqué Dune comme source d’inspiration pour Le Trône de Fer. Il connaît cette œuvre et n’en a jamais parlé en des termes négatifs. Mais il est beaucoup plus loquace dès qu’il s’agit d’évoquer l’œuvre de Tolkien. Dans le domaine de la science-fiction, George R. R. Martin parle plus volontiers d’œuvres antérieures à Dune, comme celles de Jules Verne ou de H. G. Wells.
Thierry Soulard : Dune n’est clairement pas le titre qu’il va revendiquer le plus comme inspiration. Il a lu l’œuvre d’Herbert et les textes écrits ensuite par d’autres auteurs dans son univers. Il reconnaît à Dune le statut de classique de la science-fiction. Mais sans en faire une de ses œuvres favorites.
- L’influence de Dune dans la bibliographie de GRRM est assez explicite dans sa nouvelle Dans la maison du ver, où il fait apparaître un culte du Verhomme, sorte de parodie d’un culte très important issu du quatrième tome du cycle de Dune. Dans Le Trône de Fer, ces influences semblent moins évidentes. Pensez-vous que ces inspirations aient consciemment été mises dans Le Trône de Fer comme des hommages au travail de Frank Herbert, ou qu’il s’agit simplement de tropes récurrents de la fantasy et de la SF que GRRM aurait utilisé sans penser à Dune (on pense notamment à l’existence de Freuxsanglant, un homme omniscient devenu dieu qui use de ses pouvoirs pour manipuler le monde) ?
Nicolas Allard : Je pense qu’on peut voir un vrai lien intertextuel entre la nouvelle Dans la maison du ver et L’Empereur-Dieu de Dune, quatrième tome du cycle. Dans Le Trône de Fer, il y a également des références à Dune. Les Sans-Visage sont un rappel explicite des Danseurs-Visages présents dans Le Messie de Dune (tome 2 du cycle). Dans les deux œuvres, on se trouve face à une caste d’assassins polymorphes. Par leur force au combat et leur relative inhumanité, les Immaculés font très fortement songer aux terribles Sardaukars de Dune, qui constituent les soldats de l’armée impériale. On peut aussi établir un parallèle entre Arya Stark et Alia Atréides. Outre la proximité troublante de leurs prénoms, ce sont deux personnages féminins confrontés très jeunes à la violence et à la mort. L’une comme l’autre n’hésitent pas à verser le sang d’un adversaire. Elles font preuve d’une maturité étonnante. Freuxsanglant peut pour sa part est une référence à Leto II. Dans Dune, on trouve également des Maisons Majeures et des Maisons Mineures, comme ce sera ensuite le cas dans Le Trône de Fer. George R. R. Martin n’a jamais évoqué explicitement les liens dont je viens de parler. Mais plusieurs amateurs des deux univers aiment les rappeler. Le propre d’une grande œuvre étant de toujours échapper en partie à son créateur, il y a certaines références intertextuelles qui vont très certainement au-delà de la simple référence consciente.
Thierry Soulard : En l’absence de déclaration nette de George R. R. Martin sur le sujet, c’est toujours difficile de se prononcer. Chaque lecteur est libre d’imaginer ce qu’il veut. George R. R. Martin est l’héritier de toute une tradition littéraire, qu’il a digérée et qu’il réutilise dans le Trône de Fer. Quelle est la part de références conscientes et d’inconscient, dans une œuvre ? On pourrait aussi évoquer ici la cryptomnésie, ce phénomène qui fait qu’une personne croit avoir inventé quelque chose alors qu’elle ne fait que répéter quelque chose qu’elle avait entendu avant, mais que seul son inconscient a gardé en mémoire.
- Paul Atreides et Daenerys Targaryen : les deux personnages reprennent des caractéristiques du « sauveur occidental » (une figure messianique, atypique, paternaliste, qui vient en libérateur/émancipateur des opprimés), dans un contexte à la fois proche (les deux sont associés au désert et à l’Orient), et différents (on n’a pas encore la fin de Daenerys du livre, mais c’est au moins un échec complet dans la série, là où la question est plus complexe pour Dune). Que peut-on dire de ces deux parcours, et pensez-vous qu’il y ait une inspiration, ou bien la reprise d’un trope classique de fantasy (hérité plus généralement des figures messianiques des monothéismes) ?
Thierry Soulard : Une bonne partie de la fantasy occidentale a ses racines dans les monothéismes judéo-chrétiens. La volonté d’Herbert comme de Martin, notamment avec ces deux personnages, est justement de casser cette idée du héros-sauveur des peuples, de proposer un retournement du cliché. Herbert fait cela en prenant la figure traditionnel du jeune élu ; Martin double la mise en retournant également le cliché de la princesse en détresse prisonnière d’un méchant dragon.
Nicolas Allard : Le poids de la religion est grand dans le roman de Frank Herbert. Le prénom Paul a été choisi en référence à l’apôtre du Christ. Il y a toutefois un grand syncrétisme religieux dans cette œuvre, car Herbert s’est aussi inspiré de nombreuses autres religions et croyances. Dans l’univers de Dune, la Bible catholique orange est d’ailleurs un mélange de plusieurs pensées religieuses très différentes. Indéniablement, Paul et Daenerys ont un parcours similaire, ascendant avant d’être fortement déclinant. Ce sont fondamentalement des héros tragiques, au sens où l’entendait Aristote dans la Poétique, à savoir des êtres ni tout à fait bons ni tout à fait mauvais qui passent du bonheur au malheur à cause d’une faute personnelle. C’est encore plus vrai pour Daenerys dans la série : elle devient son propre bourreau en décidant l’élimination d’une grande partie de la population de Port-Réal. Herbert comme Martin s’inspirent de codes anciens, mais pour les détourner. Il y a dans les deux cas une volonté de déjouer nos attentes, de décevoir nos espoirs, non pas par pure originalité, mais pour nous permettre de faire preuve d’un vrai esprit critique.
- Et du coup, Dune et Le Trône de Fer mettant en avant l’autocratisme éclairé, où un(e) jeune dirigeant(e) devient un tyran ou un dieu pour sauver l’humanité au prix de la sienne : quelle œuvre est la plus désespérante dans ce domaine ?
Thierry Soulard : Dune, probablement ; tant qu’on a pas la fin du Trône de Fer, difficile de dire ce que l’on ressentira à la lecture de la fin douce-amère promise par George R. R. Martin. Et Martin se pose tellement la question de ce qu’est un « dirigeant idéal » que je doute qu’il finisse son oeuvre en nous servant sur un plateau une vision trop simpliste du pouvoir, dans un sens ou dans l’autre. Au final, chez Martin, derrière le pouvoir il y a toujours des humains, avec leurs défauts, leurs qualités, et leur volonté de s’améliorer ou en tout cas de faire au mieux.
Nicolas Allard : Je suis d’accord avec Thierry : des deux œuvres, Dune serait la plus désespérante sur ce point précis. Il y a une noirceur sur cette question de l’autocratisme éclairé que l’on ne trouve pas dans Le Trône de Fer. La fin douce-amère promise par Martin devrait proposer une conclusion nuancée, et non désespérée. Je pense que Martin est conscient de la nature fondamentalement imparfaite de la politique, car elle est faite par les hommes et pour les hommes. Mais on voit bien dans Le Trône de Fer que la politique reste nécessaire pour éviter que le monde ne sombre dans l’anarchie et le chaos. Frank Herbert a travaillé dans le monde politique. Il a notamment écrit les discours de plusieurs politiciens de la côte Ouest des États-Unis. De fait, son expérience l’a conduit à développer une vision assez désenchantée du fait politique. Son œuvre romanesque en témoigne.
- Pensez-vous que le personnage de Dame Jessica ait pu influencer celui de Catelyn Stark ? Les points communs sont nombreux : toutes deux veuves assez rapidement, toutes deux mères du nouveau chef de famille, toutes deux POV et dotée d’un « instinct maternel » important. Mais il y aussi des différences : Dame Jessica n’est pas l’épouse légitime du duc Leto, elle n’a qu’un fils, et elle ne meurt pas tragiquement.
Pour revenir à Jessica, elle possède indéniablement des dons qui la rendent supérieure à l’humanité ordinaire. Par sa renaissance en Lady Cœurdepierre, c’est un peu ce qui arrive aussi à Catelyn, au sens où elle sort de la norme. On peut également souligner à quel point, en l’absence de la figure du père, les deux femmes se muent en conseillères avisées de leurs fils aînés. Elles se montrent d’ailleurs toutes deux plus sages que Paul et Robb. Dans Dune, le personnage dont les pensées sont le plus souvent restituées par le recours à l’italique est Jessica, et non Paul, ce qui est très révélateur. Enfin, ce sont deux mères louves, prêtes à tous les sacrifices pour leurs enfants. Elles sont également heureuses dans une union qui leur a pourtant été imposée dans un premier temps. Elles ont une grande force de caractère et leur beauté est reconnue. Ce sont des personnages très complets, aux multiples qualités.
Thierry Soulard : Dame Jessica a un côté super badass que n’a pas Catelyn, qui est plus une mère de famille transcendée. Les deux personnages sont très intéressants, mais pas pour les mêmes raisons, selon moi. On ne peut pas forcément les mettre en parallèle comme Daenerys Targaryen et Paul Atréides, même s’il y a évidemment des points communs.
- Qu’en est-il de la vision de la religion dans les deux œuvres ? Peut-on rapprocher la divinité suprême de Dune du Dieu Multi-Face ? Peut-on voir un lien entre les Bene Gesserit et la religion de R’hllor dans la fabrique des héros messianiques (notamment avec la Missionaria Protectiva) ? Faut-il voir dans l’aspect « religion comme pouvoir politique » de Dune une influence de la vision assez peu spirituelle et toujours instrumentalisée de la religion dans Le Trône de Fer ? De manière plus large, le rôle des prophéties dans les deux œuvres ?
Thierry Soulard : Les deux œuvres utilisent la religion comme pouvoir (temporel et spirituel), et pas comme vérité. Ce qui intéresse Herbert ou Martin, ce sont les conséquences des religions sur les personnages et le monde.
Les deux œuvres ont en commun de recycler ce cliché de la littérature de fantasy que sont les prophéties, en particulier les très politiques prophéties mettant en scène un élu venu sauver un peuple opprimé et le mener à la victoire. Les divinations et visions du futur de ces deux œuvres sont multiples, subtiles, changeantes, et bien loin d’être de simples clichés. Elles peuvent être à la fois à l’origine des actions des personnages et les conséquences de leurs décisions, à la fois des prophéties autoréalisatrices et des avertissements que les personnages font tout pour éviter, à la fois des subterfuges politiques savamment entretenus au fil des siècles pour manipuler les masses et des phénomènes magiques mâtinés de religion bien réels.
Nicolas Allard : Les deux œuvres montrent à quel point la religion, si elle est habilement utilisée, peut être une arme de conquête. À la différence des œuvres de Tolkien, il n’y a pas dans Dune et Le Trône de Fer une volonté de représenter le monde à partir d’un point de vue chrétien. On peut effectivement voir un lien entre les Bene Gesserit et la religion de R’hllor, à ceci près que les Bene Gesserit utilisent la génétique pour aboutir à la création d’un élu. Elles le produisent plutôt qu’elles n’annoncent sa venue. Dans les deux œuvres, les prophéties sont fluctuantes, discutables et discutées. Mais elles ont de vraies conséquences sur les décisions des personnages et leur rapport à leur propre destinée. Ce sont des forces de conviction voire d’auto-conviction.
- Dans Dune, les ordinateurs et certaines formes avancées de la technologie sont considérés comme le sombre passé de l’humanité, utile mais à double tranchant, avilissant l’humain ou l’empêchant d’atteindre son plein potentiel. Dans Le Trône de Fer, est-ce que la magie, une épée sans poignée, joue le même rôle ?
Nicolas Allard : La magie présente dans Le Trône de Fer ne joue pas le même rôle que l’intelligence artificielle dans Dune. Cette dernière est associée au Jihad Butlérien, une guerre ayant opposé par le passé les hommes aux machines pensantes. Les humains de Dune ont une vraie défiance vis-à-vis d’une technologie indépendante, qui pourrait fonctionner sans l’être humain. C’est d’autant plus vrai que la destruction de l’intelligence artificielle a permis à l’humanité d’exploiter pleinement son potentiel. Se pose toutefois dans Dune la question des conséquences néfastes du transhumanisme, illustré par le fait que Paul se considère lui-même comme un « monstre ». Frank Herbert portait un regard sceptique sur les potentiels bienfaits d’une amélioration des capacités naturelles de l’être humain, se montrant sur ce point proche des thèses énoncées par l’écrivain britannique Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. Chez George R. R. Martin, la question de la magie n’a pas cette portée philosophique, étant entendu qu’elle n’est pas en soi une question réaliste dans le monde qui est le nôtre, alors que nos progrès en matière de génétique et de technologie font du transhumanisme et de l’intelligence artificielle de vraies questions éthiques. Dans Le Trône de Fer, enfin, la magie est une question importante mais elle n’est pas absolument au centre de l’intrigue, notamment parce que Martin entend imposer une fantasy plus réaliste que celle de Tolkien. On peut toutefois estimer que la magie dans Le Trône de Fer pose la question de ce qui est contre-nature, ce qui rappelle les réflexions bioéthiques de Frank Herbert.
Thierry Soulard : Dune est un monde de fantasy déguisé en monde de science-fiction, on l’a dit. Mais les façons dont technologie et magie sont utilisées dans ces deux œuvres m’ont l’air différentes. Dans Dune, ce sont des reliquats que l’on n’ose parfois plus utiliser, mais que l’on pourrait. Dans Le Trône de Fer, de nombreuses personnes aimeraient utiliser la magie, mais personne ne semble comprendre comment elle marche réellement. Partant de là, les questions posées sont différentes.
- Les prescients de Dune et les prophètes du Trône de Fer, même combat face à l’inéluctable ?
Thierry Soulard : Non : les prophéties du Trône de fer sont très dépendantes du « monde de mots » créé par George R. R. Martin, de son utilisation de la polysémie, donc du langage. L’Épice, dans Dune, permet d’entrevoir l’avenir, donc éventuellement d’essayer de l’influencer ; mais il n’y a pas dans Dune le côté jeu de mots qu’il y a dans Le Trône de Fer.
Nicolas Allard : Non, car les prophéties dans Le Trône de Fer n’ont pas la même valeur que la prescience dans Dune. Je partage l’avis de Thierry sur le fait que les prophéties dans l’œuvre de George R. R. Martin soient très dépendantes du monde des mots. Il est à ce stade de la publication très difficile de déterminer si certaines prophéties se vérifieront dans le récit ou si elles auront été de simples mystifications. Je pense notamment à la prophétie du Valonqar. Dans Dune, en revanche, la prescience est assez proche de ce que l’on observe dans Star Wars. Certains individus sont capables, par leurs capacités personnelles et la consommation de l’Épice, d’envisager ce que pourra être le futur. La prescience n’est toutefois pas une science exacte et peut induire en erreur. Paul Atréides se réfère à ses visions prescientes, mais il sait qu’elles peuvent le tromper. La question de l’inéluctabilité ne se pose pas toujours. Elle amène en revanche le personnage de Paul à être fataliste, surtout dans la dernière partie du tome 1 et dans le tome 2. Cela aura des conséquences néfastes sur sa destinée personnelle.
- Le Bene Gesserit cherche à trouver son Élu sur des millénaires et passe à côté d’une génération parce qu’une des leurs a fait un fils au lieu d’une fille. Le culte de R’hllor et Mélisandre cherchent à trouver leur Élu depuis des millénaires et Mélisandre se plante aussi d’une quinzaine d’années et d’une génération. Si près et pourtant si loin, pas de bol non ? Quelle conclusion en tirer sur le pouvoir de prédiction ? Peut-on aussi en conclure quelque chose sur la vision que l’auteur a des femmes : elles peuvent bien être fortes, badass et avoir un pouvoir qui terrifie les hommes, mais elles feront in fine de grosses bourdes ?
Nicolas Allard : Comme je l’ai dit précédemment, les prophéties et les visions prescientes n’ont pas la même valeur. Dans les deux cas, toutefois, Martin et Herbert nous invitent à ne pas toujours accorder crédit aux prédictions, bien que certaines puissent être séduisantes car épousant notre volonté profonde de lecteurs. George R. R. Martin et Frank Herbert sont des écrivains féministes. Ce ne sont pas les femmes en propre qui sont visées dans l’échec de telles ou telles prédictions. D’ailleurs, dans Dune, Paul est un personnage moins clairvoyant que sa mère Jessica, alors même qu’il est très intelligent et qu’il parvient à conquérir le trône impérial à la fin du tome 1.
Thierry Soulard : Le Bene Gesserit a un projet génétique, un plan sur des milliers d’années, qui arrive à son terme. Le culte de R’hllor a une vague prophétie religieuse, qui peut s’appliquer n’importe quand dans le temps, et à n’importe qui. C’est pour moi la différence majeure entre les prophéties d’Herbert et celles de Martin : chez Herbert, les prophéties peuvent être planifiées et utilisées, chez Martin, elles sont toujours suffisamment vagues pour qu’on puisse les appliquer à tout et n’importe quoi. Il n’y a d’ailleurs pas que les femmes qui se font avoir par cela, loin de là. Mélisandre, comme la plupart des personnages du Trône de fer, agit probablement sincèrement, et fait au mieux avec ce qu’elle sait et les moyens qu’elle a. Dame Jessica décide de donner un fils au duc Leto par amour pour lui. Elles restent des êtres humains, c’est ce qui les rend intéressantes en tant que personnages.
- L’une des thématiques phares de Dune est l’écologie. Si elle semble absente du Trône de Fer (on est dans un monde de type « médiéval », supposé sans souci lié à l’écologie), elle est en revanche au cœur de Haviland Tuf. Quelles différences et quels rapprochements voyez-vous entre les deux œuvres ?
Thierry Soulard : Dune décrit un écosystème, ce qui était à l’époque novateur, et décrit la possibilité de façonner autrement cet écosystème, de façon subtile, sur le long terme, en mettant énormément de gens et de moyens sur le projet. Herbert décrit aussi la fragilité d’un monde. Haviland Tuf donne à un unique personnage le pouvoir de détruire un écosystème ou d’en créer un nouveau en appuyant sur quelques boutons.
Les deux œuvres, au final, illustrent je pense une prise de conscience propre à l’époque : la planète est un système que nous, humains, pouvons modifier, pour le pire ou le meilleur. Mais dans les deux œuvres, rien n’est forcément simple, facile, évident.
Nicolas Allard : Je suis d’accord avec l’analyse de Thierry. J’ajouterai qu’il y a tout de même une potentielle dimension écologique dans Le Trône de Fer. Si jamais George R. R. Martin décidait de traiter les « Autres » de la même manière que la série a traité Les Marcheurs Blancs, on aurait ici la métaphore d’un châtiment : l’homme verrait sa propre terre se révolter contre ses actions néfastes. Rappelons que l’engagement des deux auteurs en faveur de l’écologie est de notoriété publique. Frank Herbert a d’ailleurs publié peu de temps après Dune le roman Le Cerveau vert, qui est une œuvre fondamentalement écologique. Il a également donné plusieurs conférences sur l’environnement, à une époque où la préservation des écosystèmes était loin d’être dans l’air du temps. Il envisageait également de développer des technologies propres dans une ferme expérimentale, mais la santé fragile de sa femme ne lui en a pas donné la possibilité.
- Ver des sables contre dragon, qui gagne ?
Thierry Soulard : Dragon, bien évidemment. La vraie question c’est : si un dragon mange un ver des sables, est-ce qu’ensuite il a les yeux bleus et des visions bizarres ?
Nicolas Allard : Bonne question ! J’adore la réponse de Thierry ! Pour ma part, je ne suis pas sûr qu’il puisse y avoir de vainqueur ! Ce sont deux créatures qui appartiennent à des espaces très différents. Le ver des sables pourrait tuer un dragon, mais il lui faudrait le surprendre, pour éviter que celui-ci ne s’envole trop rapidement et soit alors hors de portée. A priori, un dragon seul ne pourrait pas vaincre un ver des sables. La peau de ce dernier est très épaisse et les hommes de Dune, malgré leur technologie avancée, n’arrivent pas à tuer les vers. Il faut dire que certaines de ces créatures font plusieurs centaines de mètres de longueur ! Le ver des sables est sensible à l’eau, qui en grande quantité peut le tuer. Il n’est en revanche pas sensible au feu. La question posée est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Comme je le montre dans mon livre Dune, un chef-d’œuvre de la science-fiction, Frank Herbert s’est inspiré du dragon de Beowulf pour créer le ver des sables, le dragon de ce poème épique étant en effet décrit comme un « ver ». Il est amusant de voir que dans le premier épisode de la saison 2 de la série Star Wars The Mandalorian, un monstre ressemblant au ver des sables et semant la terreur sur la planète Tatooine s’appelle le dragon Krayt. Le lien entre vers des sables et dragons est ici clairement assumé.
↑Conclusion
- Une question de conclusion : pourquoi faut-il lire les deux œuvres ?
Nicolas Allard : Dune et Le Trône de Fer sont deux univers exceptionnels, de véritables chefs-d’œuvre des littératures de l’imaginaire. Ils procurent un grand plaisir de lecture tout en nous posant de multiples questions. Ce sont deux œuvres littéraires favorables au divertissement, notamment parce qu’elles accordent une grande importance à l’aventure. Elles n’en restent pas moins des œuvres exigeantes, littérairement très travaillées et avec une vraie portée philosophique. Ce sont enfin des monuments de la pop culture. Lire Dune et Le Trône de Fer, c’est aller au-delà de la seule expérience littéraire. C’est se poser la question de l’adaptation sous d’autres formats que le roman et se confronter à des œuvres qui leur ressemblent sans être leurs équivalents. Les deux textes exercent une fascination durable sur ceux qui ont eu la chance de les lire. Non seulement on ne peut que conseiller leur lecture, mais ce sont deux récits qui, par leur complexité et leur richesse, nous invitent à une relecture toujours aussi passionnante que la première fois.
Thierry Soulard : Dune parce que c’est un classique, un tournant dans les littératures de l’imaginaire. Le Trône de Fer pour la même raison… Mais aussi parce que c’est une oeuvre qui offre un plaisir de lecture incomparable et qui a une capacité de relecture quasi-inépuisable !
Emmalaure
Merci pour cette très bonne interview croisée !
yao
Trop trop bien ! Merci beaucoup ! Dune et ASOIAF font partie de mes top 3 des sagas/romans préférés 🙂
Je vais de ce pas m’intéresser aux travaux de Nicolas Allard et Thierry Soulard.
J’adore ce genre de décryptage, d’analyses ou de théories. Ne vous arrêtez pas 😛
Encore merci bcp La Garde de Nuit !
PierreKirool
Merci beaucoup, c’était vraiment très intéressant 🙂
Altair
Passionnante analyse comparative de deux chefs d’oeuvre que j’adore! La lutte sans merci entre les Stark et les Lannister rappelle évidemment sur de nombreux aspects celle des Atreides et des Harkonnen. Et il me paraitrait legitime de comparer aussi Paul Atreides a Jon Snow: tous deux sont amenés a se faire accepter par un autre peuple (Fremen/Wildlings), tombent amoureux d’une jeune femme de ce peuple (Ygritte/Chani), et finissent par en devenir les leaders.
Freuxpensant
Merci pour l’interview. Faut vraiment que je relise Dune…;)
Bane
D’accord avec Altair, cette analyse des chefs d’oeuvres que sont « Dune » et ASOIAF est très bien faite et pertinente. La découverte des nombreux points communs entre les deux est fascinante (en grande partie car je ne les aient pas remarquées moi-même).
Liloo75
Merci pour cette passionnante interview à deux voix. Je suis en train de relire Dune, alors j’ai vraiment apprécié toutes ces thématiques que vous avez abordées.
elgg
Comparaison hautement intéressante…
Fait intéressant : Frank Herbert est décédé avant d’avoir pu rédiger son dernier roman… (Notons que ce n’est pas du tout ce que je souhaite à notre cher Martin…) Du coup c’est sa progéniture (Brian Herbert) et Kevin J. Anderson qui se sont chargés (sentis obligés) d’écrire non seulement la suite, mais aussi de nombreux préquels, et des romans à insérer entre les romans canoniques de Frank, et franchement le niveau n’y est pas, et ça gâche à la fois les personnages, les intrigues… C’est comme si vous faisiez écrire la suite de Game of Thrones par votre petit neveu qui rentre en CE1…
Souhaitons donc longue vie et grande inspiration à George, que le sort ne s’acharne pas une autre fois sur une oeuvre culte qu’on aimerait tous pouvoir lire jusqu’au bout telle qu’elle a été imaginée et écrite par son auteur originel…!