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Entretien avec … Lucie Malbos

Entretien avec … Lucie Malbos

Lors des Imaginales 2021, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des acteurs et actrices de la fantasy et de l’imaginaire en France. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R.R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.

Pour poursuivre cette série d’articles, voici notre rencontre avec Lucie Malbos, spécialiste des sociétés scandinaves, maîtresse de conférences en histoire médiévale à l’université de Poitiers, et autrice du tout récent « Harald à la Dent Bleue. Viking, roi, chrétien » (février 2022, éditions Passés/Composés). Elle intervient régulièrement pour parler de l’imaginaire viking dans les cultures de l’imaginaire (jeux-vidéos, littérature, séries, etc. – voir par exemple sa récente intervention à la BnF autour du jeu « Assassin’s Creed Valhalla », en compagnie de Romain Vincent et Laurent Di Filippo).

Garde de Nuit : première question, notre question habituelle, quel est ton rapport à l’œuvre de George R.R. Martin et à la série TV ? Comment et quand as-tu découvert cet univers ?

Justine Breton (gauche) et Lucie Malbos (droite) – Imaginales 2021

Lucie Malbos : Je suis rentrée dans Game of Thrones par les jeux de plateaux – alors que pourtant je n’aime pas beaucoup ça. Mais des amis m’avaient proposé, et c’était parti. Au début, c’était l’horreur, il y avait des clans partout, je ne connaissais pas l’histoire. On me collait toujours les Stark en me disant « Non mais de toute façon comme tu aimes les vikings, tu as qu’à prendre ceux du Nord, ceux qui sont dans la neige » (rires). L’entrée dans l’univers a donc été laborieuse. Mais pleine de bonne volonté, j’ai vu les livres, et je me suis dit qu’il fallait commencer par là. J’ai donc acheté les premiers en français. Mais j’ai assez rapidement délaissé la lecture… Mon frère, qui ne lit pas habituellement, me les as piqués, et il a vraiment adoré l’histoire ; mais ça n’a pas été une motivation suffisante pour moi pour reprendre.

Là-dessus, la série est sortie, rappelant des souvenirs, et je suis rentrée de nouveau dans l’univers. Par la série seulement. Malheureusement, je ne suis pas retournée aux livres, faute de temps plus que d’envie.

Quant à savoir quel moment m’a fait accrocher à la série ? Hmm, je ne sais pas trop. Avant la mort de Ned, c’est certain. Mais je ne me rappelle pas un moment particulier, je pense que c’est plus l’histoire globale qui m’a plu, les personnages et leur complexité, chose qu’on voit assez rapidement. Dès le premier épisode par exemple, on voit Ned – censé être le gentil de l’histoire – décapiter un déserteur de la Garde de Nuit, que l’on sait pourtant être innocent. C’est dans le cadre de la justice d’accord, mais l’image et le contraste sont marquants. L’univers aussi m’a de suite beaucoup plu.

GdN : La saison 8, comment l’as-tu vécue ?

L. M. : J’ai trouvé la première partie de la saison vraiment longue. Au fur et à mesure des épisodes, quand on voyait qu’il n’en restait que très peu, on se disait que ce n’était pas possible, qu’ils ne pouvaient pas finir en si peu d’heures ! Et pendant les 2-3 derniers épisodes, j’ai eu le sentiment que tout s’accélérait jusqu’à en devenir incohérent… Mais pourquoi avoir choisi un rythme aussi lent dans un premier temps pour tout expédier à la fin ?

GdN : Toi qui es spécialiste des sociétés scandinaves et qui as travaillé sur les représentations contemporaines de l’imaginaire viking et nordique, que peux-tu nous dire sur la façon dont la série reprend et réinterprète ces motifs ?

L. M. : Dans la série, le Nord est une notion omniprésente, avec aussi un nord du Nord, en l’occurrence les terres hostiles qui se trouvent au-delà du Mur. Or, cette conception se retrouve aussi dans le monde scandinave de l’époque viking.

Pour l’Occident chrétien, le Nord (la Scandinavie) est un monde de « barbares ». Des barbares d’abord au sens d’étrangers, notamment en termes de culture. C’est la conception que les Grecs et les Romains avaient du barbare dans l’Antiquité. Le terme s’est ensuite élargi dans les premiers siècles du Moyen Age, et une altérité religieuse est venue se greffer sur l’altérité linguistique : le barbare, c’est celui qui ne parle pas latin, mais aussi celui qui n’est pas chrétien.

Or, au nord du Nord il y a encore des hommes et des femmes, des barbares, mais cette fois du point de vue des hommes du Nord. Il s’agit de tribus nomades qui, à la différence des Scandinaves, ne vivent pas de l’agriculture et de l’élevage : on les désigne sous le terme de Sames ou Sami (autrefois on parlait des « Lapons »). Ils vivent dans la région du cercle polaire arctique et ne parlent pas la même langue : contrairement aux Scandinaves, ils pratiquent des langues finno-ougriennes, qui ne sont pas des langues indo-européennes. Ces peuples, que les Scandinaves ne comprennent pas, qui n’ont pas le même mode de vie qu’eux, sont donc, à leurs yeux, des barbares. Les barbares des barbares en somme.

Dans Game of Thrones, on retrouve cette conception : d’un côté le Nord, avec ses croyances différentes du Sud (les anciens dieux, ndlr), mais qui conserve une organisation politique proche de ce qu’on a dans le Sud, et de l’autre côté, au nord du Mur, les sauvageons, avec un mode de vie et une organisation politique vraiment différents, avec une composante nomade (les Sames ont un mode de vie nomade), etc.

On pourrait également citer un certain nombre d’études sur la thématique de la frontière, notamment en lien avec la conquête américaine (à l’époque moderne cette fois). Là aussi, on retrouve des échos dans Game of Thrones : l’idée d’altérité, en termes linguistiques, de mode de vie, comme on vient de l’évoquer, mais également l’idée de la conquête, de la volonté de repousser la frontière.
Bref, les références sont foisonnantes, et cela participe à la richesse du monde de George R.R. Martin.

GdN : On trouve aussi, en plus de cette strate historique (en tout cas empruntée à un imaginaire historique), des inspirations directes des mythologies qu’on qualifie couramment de nordiques : Odin, la corneille, le rapport à la connaissance, etc. 1

L. M. : oui, cela saute aux yeux déjà avec le corbeau ou la corneille. Chez les anciens Scandinaves, les corvidés sont des animaux particulièrement appréciés, respectés même. Ils incarnent la connaissance et sont liés à la figure divine d’Odin, qui a deux corneilles : Huggin et Munnin, qui incarnent la mémoire et la connaissance. Elles parcourent le monde chaque jour et qui viennent rapporter à Odin ce qu’elles ont vu. On retrouve cette thématique ailleurs dans le corpus mythologique : les Nornes, par exemple, sont trois figures féminines qui incarnent le passé, le présent, le futur, et qui tissent la trame des destinées avec les fils des vies. À ce sujet, on trouve beaucoup de parallèles entre les mythologies germanique et gréco-romaine : il y a probablement eu des influences, mais c’est aussi lié au fait que ce sont toutes des cultures indo-européennes, avec des thèmes et des motifs communs qui parcourent ces imaginaires. On pourrait aussi évoquer les parallèles entre Odin et Thor d’une part et le Christ d’autre part : Odin, c’est aussi le dieu pendu par exemple, qui se sacrifie pour acquérir la connaissance.

GdN : Une idée de sacrifice qu’on retrouve dans Le Trône de Fer d’ailleurs ! On a le dieu Noyé des Îles de Fer (qui sont fortement ancrées dans un imaginaire scandinave), la perte des jambes de Bran qui va commencer son parcours d’apprentissage avec la corneille. Et dans les livres surtout, le personnage de Freuxsanglant qui est relié à un arbre-monde, mais il est vrai que ce personnage est escamoté par la série.

L. M. : Oui, on peut y voir un emprunt à la culture scandinave, l’idée de l’arbre-monde aussi du reste. Vous l’avez dit, G.R.R. Martin a lu les Eddas et cela laisse des traces.

GdN : Et l’idée d’un transfert dans le corps d’un animal, qu’on a avec Bran et les zomans, c’est aussi quelque chose qu’on retrouve dans les mythologies germaniques ?

Pièce du jeu d’échec de Lewis (XIIème siècle, British Museum)

L. M. : Oui, dans la culture scandinave, on peut penser aux guerriers-fauves, qui revêtaient des peaux de loup ou des peaux d’ours, et qui étaient censé entrer dans une sorte de transe pour devenir de terribles guerriers. Dans le jeu de Lewis (des figurines d’un jeu d’échecs datant du XIIème siècle, ndlr), on a par exemple des guerriers qui sont en train de mordre leur bouclier, comme s’ils étaient enragés. Il est difficile sur ce point de distinguer le mythique de l’historique. Prenaient-ils une substance hallucinogène ?
En tous les cas, le motif est bien présent dans la littérature, et il renvoie aussi à des liens avec le monde divin.

GdN : Ne penses-tu pas qu’il y a aussi – voire surtout ? – des inspirations des trappeurs, des Amérindiens, des tribus du Canada, finalement culturellement plus proches de George R. R. Martin que de nous ? 

L. M. : Je pense que ce n’est pas incompatible, et qu’il y a des strates. C’est vrai qu’on va voir en premier les inspirations qui, en fonction de nos références, vont le plus nous parler, parce qu’elles parlent à nos références culturelles et personnelles. Pour ma part, dans le Mur et les sauvageons, je vois les peuples du nord de la Scandinavie, mais c’est tout à fait vrai qu’un public américain va pouvoir avoir d’autres références. On a toujours tendance à projeter sur ce qu’on voit ou lit ce qu’on connaît : cela oriente toujours nos lectures, nos interprétations. En tant qu’historien.ne, on travaille sur ces biais justement : tout texte est le produit d’une personne, d’une époque, d’une culture, il a toujours une dimension éminemment subjective.

GdN : Quels autres éléments de « pop-histoire » issus de tes domaines de recherche vois-tu dans cet univers ?

L. M. : Les plus évidents pour moi sont peut-être les Greyjoy et leurs expéditions maritimes. Dans le monde du Trône de Fer, les Fer-nés sont un peuple de marins, qui ne travaillent pas la terre, qui ne font pas d’élevage – contrairement aux Scandinaves historiques. Ils mangent du poisson. On retrouve là l’archétype des « vikings ». Les Scandinaves étaient certes des marins explorateurs et pirates, mais aussi des commerçants, et surtout des agriculteurs / éleveurs. Ceux qui ont eu les moyens d’armer un bateau – ce qui coûte cher ! – et de rassembler un équipage, ce sont les plus riches, ce sont d’importants propriétaires fonciers. Donc oui, ils s’enrichissent en allant piller au loin. Mais pour cela, il fallait un bateau, et ce n’est donc pas n’importe qui qui part. Cet aspect-là est très souvent absent des représentations de ces peuples, il a été complètement évacué : les anciens Scandinaves, les « vikings » sont toujours sur des bateaux, sans qu’on s’interroge vraiment sur l’origine de ces bateaux.

Ces bateaux soulèvent d’ailleurs d’autres problématiques, notamment celle de l’approvisionnement en bois. En Islande par exemple, il n’y a quasiment pas de bois. L’île a d’autres avantages, mais pas de forêts. En s’implantant en Islande, paradoxalement, ces Scandinaves se sont un peu coupés des autres Scandinaves. Et quand ils franchissent l’Atlantique et arrivent en Amérique, une des choses qui les marque, ce sont les grandes forêts, la présence de bois en quantité. Dans les textes et les sagas, c’est ce qui ressort énormément. N’oublions pas que le Moyen Âge est une civilisation du bois. On construit très peu en pierre ; tout est en bois : les communs, les bateaux, les infrastructures portuaires, etc.

GdN : le personnage de Yara Greyjoy (Asha dans les livres), d’où vient-il à ton avis ? D’un imaginaire lié aux différentes lectures de Martin, d’ouvrages plus récents qui revoient la place des femmes dans les cultures scandinaves avec les découvertes notamment archéologiques ?

L. M.  : Pas des recherches récentes en tout cas : le personnage des livres a dû être créé dans les années 90, alors que la mode des guerrières vikings n’a que quelques années, cinq ans environ – ce qui montre d’ailleurs que les objets de la recherche évoluent. Ce serait donc un anachronisme de rapprocher la construction de ce personnage par Martin des recherches récentes.
Dans le monde où évolue Yara/Asha, on retrouve les archétypes du virilisme machiste que l’on attribue aux guerriers vikings. Aujourd’hui, on a tendance à voir se diffuser la vision inverse : c’est même parfois en train de devenir une société presque matriarcale (ce qui est faux historiquement parlant). Le phénomène est intéressant, mais une fois encore le personnage de Yara/Asha a été construit avant. D’ailleurs Yara/Asha n’est pas représentée de façon très « féminine », surtout dans la série, ce qui contraste assez fortement avec le personnage de Lagertha dans Vikings par exemple.

GdN : Peut-on voir un terreau avec les Valkyries et leur imaginaire, pour représenter les femmes guerrières dans les sociétés scandinaves ?

L. M. : Je n’ai pas vraiment vu de parallèles entre la Valkyrie et Yara/Asha. Ce qui est sûr c’est qu’il y a des figures féminines dans les sociétés scandinaves, en particulier des figures mythiques (donc difficile d’en tirer quelque chose pour l’étude de la société).

La Valkyrie est une construction littéraire, une figure qui touche au monde divin. Et, point important, la Valkyrie ne se bat pas. Elle survole les champs de bataille, pas pour se battre, mais pour choisir les meilleurs guerriers pour les emmener au Valhalla, auprès d’Odin. À ses côtés, ils boivent, mangent et s’entraînent. Ce que l’on sait souvent moins, c’est que les Valkyries pouvaient aussi emmener ces guerriers dans un autre endroit, auprès de Freyja cette fois. On a perdu presque toutes les traces de ce lieu dans les sources, donc on ne sait pas trop en quoi il consistait ni ce qu’il s’y passait ; on soupçonne la disparition de ce motif-là (associée à une femme, et pas n’importe laquelle : la déesse de la fécondité et fertilité) au moment de la mise par écrit par les moines chrétiens des traditions scandinaves.
Mais en choisissant les guerriers qui vont tomber au combat, les Valkyries ont une grande responsabilité puisque ces guerriers formeront les troupes d’Odin pour le Ragnarök. Par ce choix, elles contribuent aussi à déterminer le cours de la bataille. Elles ont donc un pouvoir de décision très important. Étymologiquement d’ailleurs, la Valkyrie c’est celle qui choisit, mais sans se battre.

La Shield-maiden (Skjaldmö) en revanche, elle se bat. Mais c’est un motif littéraire là aussi, que l’on retrouve notamment chez Saxo Grammaticus, qui était un moine chrétien (du XII-XIIIème siècle, auteur de la Geste des Danois, ndlr), et qui construit également son œuvre avec des échos à la société de son temps. Le personnage de Lagertha par exemple, qui est très présent dans Vikings, vient de cet auteur. Inversement, Saxo décrit dans la deuxième partie de son ouvrage de sages chrétiennes, destinées à servir de modèles et à créer un contraste avec une femme comme Lagertha, qui incarne à leurs yeux tous les excès des temps païens.

GdN : une dernière question concernant cette fois-ci l’univers étendu – prévu – pour Game of Thrones. Des acteurs noirs (comme Steve Toussaint) et métis ont été castés pour incarner une famille noble de Westeros (d’origine valyrienne). On a vu parmi les réactions des arguments comme quoi ce n’était pas « historiquement réaliste ». Une polémique un peu similaire avait émergé au moment où Idriss Elba avait été casté pour jouer le rôle d’Heimdall dans Thor, un comics inspiré des mythologies nordiques. Qu’en penses-tu ?

L. M. : Quels que soient les choix de casting, il faut se dire que les acteurs actuels qui incarnent des personnages issus de la mythologie scandinave ne sont en rien fidèles à la conception que pouvaient en avoir les anciens Scandinaves.

Et cela vaut aussi pour les personnages historiques d’ailleurs, les représentations que nous nous faisons ne correspondent pas à ce que pouvaient être les hommes du passé, qu’il s’agisse des coiffures, des tatouages, de la taille et de plein d’autres aspects. Au Moyen Âge par exemple, les hommes et femmes avaient peu de caries, mais beaucoup avaient des dents très élimées à cause de leur alimentation (à base de céréales grossièrement broyées, parfois complétées par de la viande, qui pouvait être consommée séchée) : on ne voit jamais ce genre de détails à l’écran. De même, les coiffures dans la série Vikings ne renvoient pas vraiment à des informations historiques non plus. Si dans les sociétés germaniques les cheveux avaient une forte connotation symbolique (on peut penser à Thor qui jure de ne pas se couper les cheveux tant qu’il n’aura pas vengé la mort de Baldr), cela n’avait probablement pas grand-chose à voir avec les coiffures exubérantes que l’on voit à l’écran.

GdN : Merci pour ton temps et pour ce bel entretien !

**
Note :

  1. 1 A ce propos, vous pouvez jeter une oreille à notre podcast consacré à Bran, la dernière partie se penche sur les inspirations mythologiques du personnage.

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1 Comment

  1. Cela m’étonne un peu de lire que « En Islande par exemple, il n’y a quasiment pas de bois. L’île a d’autres avantages, mais pas de forêts. »

    Initialement, pour autant que je sache, l’Islande était boisée et c’est la colonisation qui a fait disparaître les arbres.
    En effet, on peut lire dans le Landnámabók que :

    « Maður hét Ávangur, írskur að kyni; hann byggði fyrst í Botni.
    Þar var þá svo stór skógur, að hann gerði þar af hafskip. »

    « Landnámabók, Textinn að mestu frá Eiríki Rögnvaldssyni prófessor við Háskóla Íslands » Landnámabók (Sturlubók), en ligne, https://www.snerpa.is/net/snorri/landnama.htm, consulté le 2024-10-06

    (Traduction : « Il y avait un homme qui s’appelait Avangr, d’origine irlandaise ; ce fut le premier à habiter dans le Botn ; il y avait là une forêt si grande qu’il fit un bateau avec le bois de cette forêt. »)

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