Lors des Imaginales 2019, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des auteurs et autrices qui font l’actualité de la fantasy en France. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R.R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture fantasy. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.
Aujourd’hui, pour poursuivre notre lancée dans le domaine de l’illustration, nous vous proposons un entretien passionnant avec Didier Graffet. Primé à plusieurs reprise pour son travail, Didier Graffet est un illustrateur bien connu des milieux de fantasy et de steampunk. Il a notamment travaillé sur les ouvrages de David Gemmell, de Glen Cook ou encore de Jules Verne. Dans l’univers du Trône de Fer, il s’est chargé du calendrier A Song of Ice and Fire de l’année 2017. Il est également l’auteur d’une dizaine d’illustrations qui figurent dans l’édition des 20 ans de A Game of Thrones (2016, Bantam Spectra).
↑GDN : Vous avez illustré le calendrier ASOIAF de l’année 2017. Comment êtes-vous venu à travailler sur ce projet ?
DG : Il se trouve que j’ai un agent aux États-Unis qui me soumet régulièrement des contrats et qui m’a proposé un jour de faire le calendrier A Song Of Ice And Fire (George R. R. Martin connaissait un peu mon travail déjà). Vu le sujet, je n’ai pas hésité longtemps. C’est un sacré engagement, un projet de ce style, on sait que ça va prendre plusieurs mois.
↑GDN : Vous connaissiez déjà la saga ? L’aviez-vous déjà lue ?
DG : J’avais lu le premier tome du Trône de Fer, il y a 20 ans quand il est sorti, mais je n’avais pas lu la suite. Pour ce travail, j’ai dû reprendre toute la lecture, d’autant plus que le calendrier se base sur la saga littéraire et non sur la série. Il fallait vraiment que je revienne au cœur de l’œuvre de George R. R. Martin.
↑GDN : Quel type de lecteur êtes-vous ? Plutôt un passionné de théories qui décrypte tout en première lecture, ou est-ce que vous vous laissez porter par l’histoire ?
DG : Je me laisse porter par l’histoire, les personnages, …
Pour le Trône de Fer, je ne l’ai pas lu de manière très décontractée, car c’était un travail : on lit, on analyse, on essaye de tout comprendre.
En général, lorsque je lis de la fantasy, j’attends de l’originalité, parce que souvent dans ce genre littéraire, il y a beaucoup de motifs qui reviennent et se répètent : la quête, le héros,… Mais quand il n’y a pas de nouveauté, ça peut finir par être ennuyeux. J’avais adoré par exemple la saga du Soldat chamane de Robin Hobb : le héros est un peu différent, il change de ce dont on a l’habitude, c’est presque un anti-héros et il y a un petit côté écolo en plus. C’était intéressant, un nouveau style de fantasy, c’est vraiment ce que je cherche aujourd’hui.
Sinon, en dehors de la fantasy, mes lectures sont plus des romans policiers ou des ouvrages en lien avec l’aventure, la nature. Je voulais lire du Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs par exemple, où l’auteur parle des chemins oubliés en France. À mon sens, la fantasy a un lien très fort avec la nature. En fait, je cherche surtout une ambiance, m’immerger dans quelque chose avec des idées qui me fassent réfléchir.
↑GDN : Pour ce travail sur le calendrier, avez-vous rencontré George R. R. Martin ?
DG : Pour ce travail-là, non, je ne l’ai pas rencontré en personne. En revanche j’ai eu des liens avec son assistante, et j’avais des retours. Mais, comme il y a un décalage horaire, cela rend le travail un peu particulier : quand on attend une réponse, on ne l’a en fait que le lendemain, ou si on manque un soir, ça sera le surlendemain, donc ça peut décaler assez vite le travail.
Ceci dit, j’avais déjà eu un premier contact avec George R. R. Martin quelques années auparavant, et je pense que c’est ce qui a déclenché ce travail sur le calendrier. À l’époque, j’avais un agent qui était présent à une convention américaine [NDLR : il s’agissait de la World Science Fiction and Fantasy Convention], et qui exposait une peinture que j’avais faite sur Le Chevalier errant. Et il l’a vendu à George R. R. Martin, qui a donc une toile de moi chez lui.
Je pense aussi que les Américains aiment bien les illustrateurs étrangers.
↑GDN : C’est vrai que pour les calendriers, les illustrateurs français ont la cote, vous n’êtes pas le premier [NDLR : il y a eu Marc Simonetti en 2013, et Magali Villeneuve en 2016]
DG : Oui, peut-être qu’il [George Martin, ndlr] cherche un regard différent, peut-être un peu moins formaté, beaucoup d’illustrateurs américains sont très techniques dans l’exécution de l’illustration, avec un style parfois un peu kitsch… Ils ont un travail très descriptif. Après, comme partout, il y a tous les styles. Mais j’essaye pour ma part de vraiment transmettre des émotions avant tout.
↑GDN : Et du coup, comment se sont passés les échanges ? Avez-vous eu beaucoup de contacts, beaucoup d’indications ? Est-ce que vous aviez beaucoup de liberté ?
DG : Pour le projet, il y avait un directeur artistique, et souvent les échanges passaient par lui. Être directeur artistique est vraiment une institution là-bas, et celui avec lequel j’ai travaillé était très sérieux. Lorsque je faisais des petits changements sur les illustrations, il les faisait remonter à Martin. Parce qu’au bout de la chaîne, le décisionnaire final restait George R. R. Martin, et lorsque quelque chose ne lui allait pas, je le changeais.
Par exemple, sur l’une des illustrations avec Mélisandre, il y a des dragons sur les côtés. À l’origine, je leur avais fait quatre pattes. Mais j’ai dû revenir à deux pattes, car George R. R. Martin ne voulait pas les membres antérieurs. C’était donc assez contrôlé, et plusieurs des illustrations ont été remaniées.
Je me suis également souvent renseigné sur le site de La Garde de Nuit pour avoir des infos, par exemple l’emblème de tel ou tel personnage. Je sais aussi que Martin consultait régulièrement l’encyclopédie anglophone.
↑GDN : Par exemple, quelles indications avez-vous eu pour représenter le Marcheur blanc ?
DG : J’en ai eu quelques-unes, mais on m’a surtout envoyé une illustration le représentant qui avait déjà été faite. Je l’avoue, je ne l’ai pas regardée, j’ai préféré revenir aux descriptions. Le texte me suffit pour me l’imaginer, et je n’aime pas trop avoir un premier travail illustré, cela oriente la vision, surtout lorsqu’il est déjà très bon… J’ai pas mal retouché cette illustration.
↑GDN : Quel est le style de scène que vous préférez dessiner ?
DG : Pour ma part, ce sont plutôt les paysages : j’aime bien l’aspect contemplatif des choses et les ambiances. Je pense que cest dû à mon vécu personnel : je vis en Normandie, et j’aime me promener dans des petits chemins. J’ai un regard un petit peu rêveur, surtout au printemps, dans les frondaisons, les arbres… J’adore la Bretagne également, il y a des ciels magnifiques. L’Écosse aussi, j’y suis allé plusieurs fois. Je trouve que l’ambiance participe vraiment beaucoup aux scènes, et j’essaye de retrouver ça dans mes travaux.
↑GDN : Vous avez fait différents paysages sur ce calendrier, comme Pyk ou Chroyane par exemple.
DG : La première proposition pour ce projet, c’était de faire des villes de l’univers. Mais ça avait déjà été fait [NDLR : le calendrier dessiné par Ted Nasmith, pour l’année 2011], et je me suis dit que je n’allais pas passer derrière.
Du coup, en dehors de Pyk, le seul château que j’ai réellement fait, c’est Châteaunoir, avec le Mur derrière. Cette illustration a été faite en numérique, et c’est la seule du calendrier dans ce cas. Lorsque j’ai commencé à travailler sur cette illustration, le directeur artistique m’a envoyé le plan d’ensemble de tous les bâtiments. J’avais donc tous les bâtiments vus d’en haut. C’était davantage dans le technique que dans l’émotion du coup.
↑GDN : Comment le choix s’est-il opéré pour les thèmes qui allaient apparaître dans le calendrier ? Est-ce que certains sujets vous ont donné du fil à retordre ?
DG : Du fil à retordre, pas vraiment. J’avais proposé pas mal de petites vignettes, des idées pour les illustrations. Certaines ont été choisies, d’autres non. Malheureusement, celles que je voulais faire n’ont pas été choisies. J’aurais voulu bien évidemment dessiner le trône de fer, mais je n’ai pas pu. Le Titan de Braavos m’intéressait beaucoup également, il correspondait aux univers que j’aime représenter [NDLR : Didier Graffet a dessiné une version steampunk du colosse de Rhodes dans l’ouvrage Steampunk, de vapeur et d’acier (2013). Le Titan de Braavos est fortement inspiré du Colosse de Rhodes. On vous conseille l’ouvrage]. Ou encore les chevaux de Vaes Dothrak. Mais ces thèmes là avaient déjà été faits, et ils n’ont pas été choisis.
La bataille de la Néra avait déjà été dessinée elle aussi, mais j’en ai refait une, et cette illustration, je sais que Martin l’a adorée. Je pense parce qu’elle apporte une vision différente de la scène.
↑GDN : Elle est magnifique, et beaucoup de choses y sont représentées.
DG : La difficulté d’une telle scène, c’est que dans la description textuelle, les couleurs sont hyper flashy, avec le vert du feu grégeois… Le fait de rajouter les bandes illustrées de chaque côté de l’image me permettait d’avoir une extension de l’histoire, comme une porte vers l’image.
↑GDN : Ces bandes sont quelque chose qu’on vous a demandé d’ajouter ?
DG : Non, cet élément, pour le coup, c’est moi qui l’ai décidé, parce que je voulais éviter le format carré, qui est compliqué à gérer (on a tendance à tout recadrer, et cela déforme l’idée de base). Ce choix de mettre des bandes illustrées sur le côté me permettait aussi de faire une mise en abîme de l’image principale.Pour en revenir aux illustrations, celle de Daenerys a peut-être été la plus compliquée, parce qu’on a la vision de la série, ce que Martin ne voulait pas. C’est une enfant encore, mais il ne fallait pas non plus qu’elle soit trop jeune.
Concernant l’image du Garde Royal, c’est une illustration que j’ai commencée de façon traditionnelle, mais elle a dû être refaite en numérique : j’avais fait une armure qui était moins blanche que celle de l’illustration finale, et Martin voulait que la couleur tranche vraiment.
Pour l’illustration de Mélisandre avec les dragons, je l’ai faite entièrement en crayonné, puis j’ai peint l’illustration principale. J’ai ensuite rajouté des éléments numériques, parce qu’il fallait renforcer le contraste des couleurs, que ça « pète ».
↑GDN : Donc votre processus est de commencer avec un crayonné, puis vous peignez et, éventuellement, vous numérisez ?
DG : Je pars d’un crayonné sur fond gris, je fais tout sous cette forme jusqu’à avoir l’image quasiment définitive. Ensuite, le numérique va servir à ajouter quelques petits détails. Quelque chose qui m’a amusé sur les détails, par exemple, ce sont les seins [NDLR : toujours sur l’illustration de Melisandre] : le directeur artistique m’avait demandé qu’on les voit plus. Difficile, on ne sait jamais trop s’il faut que la femme soit plus sexy, moins sexy… C’est très américain.
↑GDN : Est-ce que George R. R. Martin est un auteur facile à illustrer ?
DG : Difficile de répondre, car l’influence de la série change beaucoup de choses. Un peu comme pour le Seigneur des Anneaux avec les films. C’est difficile de passer derrière, ou alors il faudrait illustrer complètement différemment, mais ça serait s’éloigner du texte. Mais « facile à illustrer », pour moi je pense que oui, parce qu’il y a un côté très sombre que j’aime bien. Ça peut être assez violent même, mais ça me plaît assez qu’on ait une vision de ce style dans la fantasy. Je pense d’ailleurs que, si la série marche aussi bien, c’est parce que c’est dans l’air du temps de faire des séries avec un peu de sexe, un peu de violence, un peu de torture… Dans le livre, on a tout ça, mais c’est encore plus poussé dans la série, ce qui est une marque de fabrique de HBO.
↑GDN : Combien de temps vous faut-il pour réaliser une illustration ?
DG : Honnêtement, je ne saurais vous dire. Je peux donner un ordre d’idée en jours, mais ça ne rimerait à rien, je ne travaille pas de façon continue, je suis tout le temps coupé. Il y a longtemps que je n’ai pas eu une vraie bonne journée de travail. Et de toute façon, seul le résultat compte. À partir du moment où ça me satisfait, je pense que ça plaira aux gens. Si ce n’est pas le cas, c’est qu’il y a quelque chose qui manque. Mais il faut différencier entre les commandes et les créations. Une commande, c’est un texte qui existe déjà, donc c’est plus cadré. Dans la création, il y a quelque chose qui se déclenche à un moment, je sais quand l’image fonctionne ou pas, quand il s’est passé un truc en plus, quand je suis passé du crayonné à la réalisation, et il y a un moment où je lâche tout et je passe à la peinture et des choses vont arriver, moins contrôlées… Il y a de la technique derrière, mais je passe au-dessus de la technique pour que ça devienne quelque chose de plus libre. Il ne faut pas que la technique se voie, pour que ça ne donne pas une impression de travail laborieux.
↑GDN : Est-ce que ce travail sur le calendrier a eu un impact sur votre carrière ?
DG : En France, je ne pense pas, je travaille depuis longtemps dans la fantasy, avec Bragelonne notamment, et cela va faire vingt ans l’année prochaine. J’ai fait la couverture de Légendes (David Gemmell) par exemple : c’était pratiquement leur première parution, il n’y avait pas de numérique, c’était uniquement du traditionnel. Et je ne pense pas que le calendrier soit très connu en France, la diffusion reste très américaine.
↑GDN : Avez-vous d’autres projets en lien avec la saga du Trône de Fer ?
DG : Non, c’était un one-shot, un projet ponctuel. Mon travail à côté, en peinture, est beaucoup plus sur des thématiques steampunk maintenant. Il est vrai que les collectionneurs qui achètent mes peintures en galerie achètent surtout des peintures steampunk, ils ne connaissent pas forcément la fantasy.
Il faut aussi savoir que beaucoup d’illustrations de fantasy se font maintenant en numérique parce que ça va plus vite. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à m’orienter vers l’univers de Jules Verne et autres : j’en avais assez d’enchaîner les couvertures, le rythme était trop rapide. J’ai donc décidé de privilégier la peinture et le steampunk.
Mais je reviendrai à la fantasy, j’essaye de préparer une exposition en galerie. Ce serait par exemple avec des originaux sur le Trône de Fer, avec des créations nouvelles, et sans remaniements.
↑GDN : Y a-t-il d’autres sagas de fantasy que vous aimeriez illustrer ?
DG : Aujourd’hui, je ne lis quasiment plus de fantasy, comme je le disais je lis plutôt du policier en ce moment.
Mais j’aurais aimé me replonger dans La Compagnie Noire que j’avais illustrée il y a quelques années. J’avais fait des images pour les Omnibus, et pourquoi pas faire quelque chose en couleur ? C’est une sacrée série. Jusqu’au Trône de Fer, La Compagnie Noire représentait ma plus grosse prise de notes. La Compagnie Noire est encore plus complexe que le Trône de Fer, parce qu’elle n’est pas linéaire, il n’y a pas d’unités de lieu ni de temps, c’est très décousu, on a du mal à s’y retrouver parfois.
Voilà, ça, c’est le travail d’illustrateur, si on veut vraiment se plonger dans le truc, il faut tout lire, prendre des notes, etc.
↑GDN : Merci beaucoup d’être venu nous rencontrer, c’était passionnant.
DG : Merci à vous. Je pourrais en parler pendant des heures.