Si vous trainez sur le Mur depuis quelques semaines, l’information ne vous aura pas échappée : nous avons été contactés pour la relecture de l’ouvrage Le Trône de fer et les sciences, paru aux éditions Belin pas plus tard qu’au mois d’octobre. Toutefois, afin de rédiger une critique impartiale, la personne en charge de cette chronique (qui va arrêter tout de suite de parler d’elle à la troisième personne) n’a pas fait partie du comité de relecture et s’est donc livrée à une analyse du livre en toute neutralité… ou presque. Pourquoi ? Eh bien, parce qu’il se trouve que j’ai également chroniqué le Science et vie spécial Game of Thrones en 2019, et, somme toute, cela a sa petite importance, comme nous aurons l’occasion de le voir.
En préambule, ce que l’on pourra retenir, c’est que l’ouvrage réunit, sous la houlette de Jean-Sébastien Steyer, paléontologue au CNRS et au Museum d’Histoire Naturelle de Paris, une équipe qui fait écho au précédent Tolkien et les sciences (avis de Tolkiendil, notre équivalent en Terre du Milieu), lequel s’inscrivait notamment dans la multitude de livres analysant Tolkien et son œuvre en parallèle de l’exposition de la BNF en 2019-2020. N’ayant pas les deux listes de contributeurs pour comparer, je ne saurais affirmer que tous ont participé aux deux ouvrages. Cependant, certains le mentionnent en cours d’article, et on peut se dire que logiquement, Steyer aura recontacté certains d’entre eux, d’autant que le paléontologue est habitué des jeux transdisciplinaires touchant aux cultures de l’imaginaire puisqu’il a aussi bien travaillé sur les les animaux du futur (Demain, les animaux du futur, avec M. Boulay et S. Steyer, ed. Belin, 2015) que sur Valérian et Laureline (catalogue de l’exposition temporaire Valérian et Laureline en mission pour la Cité avec R. Lehoucq et A. Musset, Cité des sciences et de l’industrie, 2017), pour ne citer que deux autres de ses travaux.
Alors que vaut cette mouture de l’exercice scientifique autour du Trône de fer ?
↑Un emballage soigné mais clivant
Pour ceux qui ne connaissent que peu Belin, sachez d’abord que l’on ne parle pas de gâteaux apéritifs (#concoursdelameilleureblague2021). Il s’agit d’un éditeur spécialisé dans la publication d’ouvrages de connaissances lesquels, sans dédaigner une certaine rigueur scientifique, ont généralement le sens du « beau-livre ». Force est de constater ici que c’est encore une fois le cas, dans la maquette, le choix du papier ou le prix (32 euros, tout de même).
Quant à la notion de « beauté des illustrations », elle est tout à fait subjective. L’ouvrage est parsemé de dessins réalisés par un des storyboarders de Game of Thrones, William Simpson, également dessinateur de comics. Sur ce point, j’aurais tendance à dire qu’il est plus à l’aise en croquis qu’en peinture, et cela se voit dès la couverture, qui a fait saigner mes yeux de graphiste en mousse. Sur ce point, désolé, mais le combo lettres argentées + lueur externe qui ne vont pas du tout avec les couleurs de l’illustration, j’ai tendance à trouver ça d’assez mauvais goût de la part d’un graphiste/maquettiste en 2021. Pour revenir au dessin, j’ai largement préféré certains crayonnés comme celui du Mur ou de Winterfell, qui relèvent bien le niveau tant sur le côté détails que profondeur de champ. On sent que le mec fait de la BD, et il a l’air franchement plus à l’aise dans cet exercice que quand il peint Port-Réal ou le visage de Cersei. Pour autant les images sont purement illustratives en dehors de quelques schémas scientifiques plutôt bien réalisés par Diane Rottner (elle n’est pas créditée dans l’ouvrage ; pour voir un aperçu de ses réalisations sur Le Trône de Fer et les Sciences, c’est ici), ce qui laisse dire qu’on voudrait nous vendre le produit sous le seul bandeau « Illustré par celui qui a donné vie à la série TV ».
Cela étant dit, la couverture ne fait pas le livre, comme on dit, et pour ne pas rester sur un point trop négatif, la maquette rend la lecture de l’ensemble plutôt agréable. Et tant mieux, puisqu’il s’agit désormais de s’intéresser au fond de l’œuvre : les contributions.
↑Des mots, du vent ?
La préface nous annonce d’emblée que le but de l’ouvrage est de faire découvrir la science à travers le Trône de fer et, on ne va pas y aller par quatre chemins, une question taraudera le lecteur tout au long de son parcours au fil des pages : la saga était-elle la plus appropriée pour ce genre d’exercice ?
Il n’y a, à mon sens, que l’article sur les langages de Frédéric Landragin qui met le doigt là où le bât blesse : le sense of wonder de George R. R. Martin (un extrait de l’article est disponible sur notre site). En l’occurrence, la contribution montre combien les mots sont importants pour brouiller les pistes et créer cette sensation d’émerveillement, le tout dans une version raccourcie de la thèse de Thierry Soulard (membre de la Garde de Nuit) dans Les Mots sont du vent dont elle se réclame. Mais le linguiste met le doigt sur le fait qu’une fois les jeux de polysémie enclenchés, le lecteur est plongé dans un univers qui en devient difficilement quantifiable. Martin le dit lui-même à propos des cartes et du décompte des jours de voyage, par exemple. La logique des chiffres, sans en être absente, y est souvent balayée (avoir la plus grosse armée n’assure pas la victoire, par exemple) ou assez floue (d’accord, les mestres sont des scientifiques mais de quelle manière exactement, on ne saurait le définir avec précision) pour contribuer à faire apparaître la magie et un émerveillement face à un surnaturel parfois un brin glauque, je l’accorde. Résultat : les saisons sont magiques, les dragons popent sans donner de raison scientifique et grandissent au bon vouloir de l’intrigue. Quant aux Autres, ben on n’en sait pour l’instant presque rien. Difficile, de fait, de rationaliser cet univers, et donc d’aborder la science à l’aune de Westeros ou d’Essos, ou du moins certains de ses aspects.
D’autant qu’il y a des postulats de départ qui m’ont paru absurdes dès l’ouverture de certaines contributions. En témoigne l’article sur les bateaux dans Game of Thrones de Pierre Poveda, qui tente de déterminer à quoi ressemble le paysage maritime de l’univers. Sa conclusion est que toutes les grandes maisons ont peu ou prou le même modèle, ce qui est louche. Sauf que si les bateaux sont peu variés dans la série, c’est avant tout pour des raisons économiques (pour rappel, un seul bateau avait été construit en saison 2 et a servi dans les six suivantes). Par conséquent, quel est l’intérêt de ce type d’exercice ?
De même pour la géologie de Stephen Giner, qui se base sur les paysages de la série pour tenter de deviner la géologie de Westeros. Autant analyser des cartes imaginaires pour essayer de déterminer la formation des paysages est intéressant, autant prendre en compte des paysages dont les visuels sont avant tout dictés par des raisons économiques pour essayer de déterminer une cohérence géologique dans la série est à mon sens à côté de la plaque.
↑Un ouvrage motivé avant tout par la série ?
De manière plus générale, loin de moi l’envie de taper sur la série télévisée, mais je trouve que la plupart des analyses qui se basent sur elle sont au mieux brouillonnes, au pire bancales, voire bourrées de lieux communs qui m’ont rappelé les revues de presse des magazines qui couraient après leur numéro « Spécial GOT » en 2019. Ce sentiment de redite s’est trouvé renforcé aussi bien par l’article de Yann Leroux sur la psychologie (qui enchaîne les clichés) que dans celui de Jean-Paul Demoule sur l’Histoire et le monde de Martin, qui sans avoir la précision de ce qui a été fait dernièrement dans d’autres ouvrages (Les Mystères du Trône de fer: la clarté de l’histoire, la brume des légendes, rédigé par deux membres de la Garde de Nuit ; Le Moyen-âge de Game of Thrones) aligne des références mille fois vues et revues comme la guerre des Deux-Roses ou les Rois Maudits, quand il ne se fend pas de remarques maladroites sur l’homosexualité à l’écran. On peut toutefois noter une approche peu répandue dans les analyses historiques de la saga, celle de la protohistoire (spécialité de l’auteur, il est vrai). Dommage qu’elle ne soit pas plus développée !
On retrouve également, au détour de l’article sur la climatologie, des modélisations dont les schémas se trouvaient déjà dans le Science & Vie de cette époque, et pour cause, l’article de 2019 était un résumé d’une première publication de Dan Lunt, ici revue et corrigée. C’est sans doute un des rares à aborder son sujet d’une manière plus légère, en disant qu’avec les simples données climatiques livrées par Martin, la planète a explosé, et que le TGCM 1 s’impose.
↑“If you think this has a happy ending…”
Les interventions du linguiste Frédéric Landragin et celles du directeur de l’ouvrage Jean-Sébastien Steyer, autour de la théorie de l’évolution, se placent dans le haut du panier, et pas uniquement parce qu’ils s’attachent à analyser l’univers de Martin du point de vue des livres. Par exemple, celle de Landragin prouve qu’il comprend que le monde de Martin est un univers littéraire avant tout, la fluidité d’écriture de l’article nous amène du postulat sémantique à la création de la langue Dothraki de manière précise et efficace sans donner l’impression d’une redite. De même pour Steyer qui, une fois établie l’idée que le monde au-delà du Mur est d’inspiration préhistorique, arrive à retracer génétiquement l’évolution des hommes qui peuplent le monde connu sans se perdre, le tout appuyé par de jolis schémas. Il s’attaque ensuite à la croissance des dragons sans jamais perdre de vue certains procédés narratifs commodes propres à l’œuvre.
On se demande en conclusion si un livre était le bon format pour le sujet. Après réflexion, j’ai eu souvenir d’une exposition sur Star Wars et la science à la Cité des Sciences, qui savait faire ce que le livre échoue à mettre en place, à savoir utiliser l’œuvre d’origine pour vulgariser des concepts scientifiques. Une exposition aurait donc sans doute mieux collé au format. Mais trêve de spéculations, le livre est d’autant plus décevant qu’on n’y trouve aucune réflexion sur la méthode scientifique des mestres ou le rapport de Martin ou même de Benioff et Weiss à l’univers, puisqu’il a justement fallu rationaliser certaines choses pour leur donner vie à l’écran (genre l’organisme d’un dragon), simplement des tentatives d’analyses sans fil conducteur ni grande cohérence entre elles (quand bien même certaines notes renvoient à l’une ou l’autre des contributions). J’en veux pour preuve que le livre ne se fend même pas d’une conclusion et lâche les annexes après le dernier article, qui pour le coup est hyper spécifique (Morts et vifs ! L’image du cadavre dans le prologue de Game of Thrones de Barbara Lemaître) et s’attache à un sujet tellement précis qu’on dirait qu’il a été parachuté là pour remplir.
En un mot j’aurais donc tendance à dire que Le Trône de fer et les sciences est dispensable. Je ne remets pas en doute l’expertise scientifique, la sincérité des différents contributeurs ou même leur amour pour la saga et la série, mais l’univers de Martin n’est simplement pas adapté au sujet (et les rédacteurs de Tolkiendil avaient déjà soulevé ce problème lorsque Steyer avait invité 36 contributeurs en Terre du Milieu).
Enfin, s’il suit le parcours de son grand frère sur Tolkien, il y a fort à parier que le livre sera traduit pour le public anglo-saxon. Le fait que certaines contributions, comme celle sur la psychologie, se réfèrent autant aux études anglophones va peut-être d’ailleurs déjà dans ce sens, tout comme l’article de Dan Lunt, qui doit avoir une version anglaise. L’ouvrage a tout de même le mérite de faire se poser beaucoup de questions, le problème étant qu’elles sont de celles qui interrogent sa raison d’être.
En reste une qui demeure : qui mettrait 32 euros dans ce livre ? Quelqu’un qui chercherait un joli livre d’analyse du Trône de fer pour Noël, sans doute, même s’il y a d’autres ouvrages plus recommandables dans cette catégorie.
- 1 Ta gueule, c’est magique !, argument cliché, dérivé du jeu de rôle, quand un maître du jeu ne peut expliquer rationnellement quelque chose.