Le livre testé pour vous aujourd’hui a été écrit par Jessica Cinar, apparemment sur la base de son mémoire de master d’Histoire, et publié en mars dernier aux éditions Baudelaire.
La quatrième de couverture le présente ainsi : « Loin d’être une analyse comparée sur l’univers de Westeros, cet ouvrage tente au contraire de le rapprocher de figures bien réelles de notre Histoire et de notre littérature. » Nous voici donc prévenus qu’il n’y aura pas d’analyse « sur l’univers de Westeros » (j’ai supposé qu’il était ici question d’analyse interne de la saga, parce que je dois avouer ne pas avoir compris l’expression), mais des comparaisons, en revanche, il y en aura.
C’est en effet ainsi qu’on pourrait résumer l’ouvrage :
- ce que raconte G.R.R.Martin dans sa saga ;
- ce que raconte Druon dans sa saga (uniquement dans la première partie, car les Rois Maudits ne sont quasiment plus cités dans la seconde partie, et dans la conclusion, ils sont cités une fois comme une source d’inspiration parmi d’autres) ;
- ce que nous savons des faits historiques (culturels, sociaux, politiques, etc…).
Le titre de l’ouvrage est donc un peu trompeur, car essentiellement centré sur la saga du Trône de Fer de G.R.R.Martin.
Parmi les qualités de l’ouvrage, je mettrai au crédit de l’autrice le fait qu’elle a lu les deux sagas qu’elle aborde (les Roi Maudits et le Trône de Fer) et qu’on la sent passionnée par ces sujets. C’est très appréciable quand la majeure partie de la production d’analyses autour du Trône de Fer jusqu’à présent s’arrête à la série ou que les deux œuvres (série et livres) sont parfois confondues malgré leurs différences criantes.
Si vous n’y connaissez rien en Histoire médiévale et que vous aimez la saga du Trône de fer, cet ouvrage pourra vous plaire et vous apprendre une quantité de choses aussi diverses que les règles de succession en France et en Angleterre, la nourriture dans les différentes classes sociales, la cartographie, les vêtements, le bestiaire, les châteaux, etc. Beaucoup de thèmes sont abordés, chacun ayant son chapitre, et le plan est annoncé en fin d’introduction. La riche bibliographie en fin d’ouvrage vous donnera la possibilité d’approfondir ceux qui vous auraient le plus intéressé, avec plus d’une valeur sûre !
Cependant – c’est justement un des défauts de ce livre pour ceux qui souhaiteraient une analyse plus poussée – comme il n’y a pas de problématique clairement définie, Jessica Cinar ne s’interroge pas sur le sens de ce qu’elle a lu, mais porte le regard émerveillé de la découverte : son livre est un fourre-tout érudit. La conséquence de l’absence de problématique est l’absence de cohérence dans le propos : si son introduction essaye de rappeler de quelles traditions littéraires G.R.R. Martin et M. Druon sont les héritiers (la fantasy et le roman historique, pour faire très très court), le développement n’en reprend rien, alors qu’il aurait pu être pertinent de montrer qu’avec le thème de la malédiction, M. Druon introduit dans le roman historique une dimension symbolique (très présente, elle, dans le Trône de fer), et qu’inversement, G.R.R. Martin habille son œuvre de fantasy (saturée de prophéties et de langage symbolique) avec les vêtements du roman historique : en effet, toute la dimension symbolique de ces deux sagas est passée par pertes et profits : on n’aura que la comparaison avec ce qu’on connaît du long Moyen Âge. J’ai d’autant plus regretté cette absence de traitement littéraire que tous les points abordés peuvent s’avérer passionnants à étudier et que l’introduction replace les deux oeuvres dans une histoire et des courants littéraires.
Ici, je donnerai comme exemple le chapitre sur les châteaux, qui commence par exposer le château comme lieu littéraire de départ de l’aventure, et également de point de retour et de conclusion de cette même aventure, ce qui promet une analyse passionnante des châteaux dans le Trône de fer ou les Rois maudits, mais, finalement, nous n’aurons que des explications sur ce que sont les châteaux médiévaux (avec la différence entre le « palais », la « place forte » ou la « tour » et leur origine historique et linguistique à chacun), en montrant que G.R.R.Martin reprend des éléments des uns et des autres et… c’est tout.
Le manque de cohérence apparaît également lorsque, sans justification, l’autrice passe à l’analyse de la série Game of Thrones : c’est le cas pour tout le chapitre sur l’habillement, dans la deuxième partie. Cela aurait pu être l’occasion d’une comparaison avec les séries basées sur les Rois Maudits, mais ce n’est pas du tout le cas. Cette intrusion de la série est d’autant plus incompréhensible que G.R.R. Martin ne néglige pas du tout les vêtements de ses personnages, qu’ils participent à l’action, au langage symbolique et au cadre historique et géographique posé, et que la série s’est souvent beaucoup éloignée de l’œuvre littéraire (par exemple, dans la saga, Cersei apparaît surtout en vert et de mémoire jamais en rouge, alors que dans la série c’est au contraire le rouge qui domine). Au demeurant, l’analyse des costumes de la série a son intérêt propre, mais on peut la trouver ailleurs.
Ce manque de cohérence et de fil conducteur entre les chapitres m’amène à l’autre défaut important du livre : l’absence de travail d’édition qui aurait pu apporter des corrections (difficiles à faire pour un auteur quand on a le nez dans le guidon et pas de recul) et surtout des conseils pour mettre en valeur le contenu et lui donner une dynamique. Il reste en effet de nombreuses coquilles facilement évitables (orthographe, syntaxe, chiffres inversés, mots qui manquent, phrases copiées d’un chapitre à l’autre). Une relecture aurait permis également d’éviter des affirmations sans réels fondements comme celle-ci, trouvée dans l’introduction et à propos du Trône de fer : « Nous sommes bien loin de la Terre du Milieu et de ses créatures fantastiques car sur le continent de Westeros, il n’y a que des hommes. » Et les Autres, alors, qui ont les honneurs du prologue ? Et les Géants ? Et les Enfants de la forêt ? Ou encore de rapporter des propos sortis de leur contexte, comme celui-ci où l’autrice déduit d’une phrase de William Blanc dans un article (où il plaçait Ken Follett, auteur des Piliers de la Terre, et G.R.R. Martin dans la même tradition de romans historiques) que G.R.R. Martin s’est inspiré de Ken Follett, si bien qu’en conclusion de son ouvrage, Ken Follett sera sur le même plan que Maurice Druon et ses Rois maudits. J’ai cherché dans le blog de G.R.R.Martin ainsi que dans plusieurs interview, mais je n’ai pas trouvé les Piliers de la Terre revendiquée comme source d’inspiration, alors qu’il rappelle à plusieurs reprises ce rôle pour les Rois Maudits (le premier tome de la saga tout particulièrement, car c’est le seul qui avait été traduit en américain quand G.R.R.Martin l’a lu la première fois) : ça ne signifie pas que cette référence n’existe pas – car en effet, G.R.R.Martin a bien lu et apprécié les Piliers de la Terre et Un monde sans fin du même auteur – mais entre « aimer » et « s’inspirer de » il peut y avoir une différence.
Une relecture aurait aussi permis d’éviter quelques oublis malheureux, comme ces festins du tome 2 A Clash of Kings (Trône de Fer, intégrale 2) : en effet, dans le chapitre consacré à la nourriture, l’autrice parle des différents festins dans le Trône de fer et affirme qu’il n’y en a pas dans le deuxième tome, avant de dresser un tableau exhaustif de tous ces festins en laissant vide les cases de ce deuxième tome : exit le festin des moissons que préside le petit Bran à Winterfell, à dimension hautement politique (ce qui allait d’ailleurs dans le sens du propos de l’autrice à ce moment) et où se nouent tellement d’intrigues du Nord; ou encore exit ce banquet du Bal de la reine, présidé par Cersei, lors de la bataille de la Néra, qui couvre deux chapitres de Sansa et permet de vivre cette bataille à l’intérieur du Donjon Rouge, côté assiégés.
En conclusion, le sujet du livre – la comparaison de deux sagas littéraires, dont l’une est source d’inspiration pour l’autre, mises en regard avec l’Histoire réelle et fantasmée – était très prometteur, mais le manque d’analyse littéraire et de problématique clairement définie le réduisent à un catalogue qui pourra apparaître ennuyeux et fouillis pour ceux qui ont déjà le bagage historique, mais qui pourra intéresser ceux qui n’ont pas ce bagage historique et qui ont envie d’une petite incursion dans l’histoire médiévale à travers la saga du Trône de fer. Le découpage du livre en chapitres thématiques aide à s’y retrouver.
Martin et Druon : Les rois de fer, par Jessica Cinar, publié aux Éditions Baudelaire. Nombre de pages : 286. Prix : 22,00€
Ce livre a été transmis à la Garde de Nuit pour revue. Cette transmission n’a fait l’objet d’aucune transaction financière. L’avis publié ici est émis en toute indépendance.